MICHEL BUTOR
LES ATELIERS DE PICASSO
Notre-Dame-De-Vie, Mougins
1961 -1973
Jacqueline Roque-Picasso
L’ivresse de l’âge
Et en effet il est venu, Dionysos, avec ses tigres et léopards, avec ses nymphes, satyres, silènes sur leurs ânes, danses de paysans couronnés de pampres, ses outres, ses coupes, ses tonnes ; tout s’est mis à fleurir ; le lierre, l’ampélopsis et la glycine ont envahi les murs.
L’arrière-pays
On s’installe à Mougins que l’on connaît depuis longtemps. On laisse les réserves ailleurs, sauf ce qu’on fait venir de temps en temps pour vivifier le désordre dans la solitude. On dessine, on n’arrête pas de dessiner. On fête ses quatre-vingts ans. On a épousé Jacqueline en secret. On est tombé malade. On se souvient de ses parents, des plages près de Malaga, des écoles de la Corogne, des bistrots de Barcelone et de Montmartre . C’était la gêne, la pauvreté, la misère ; maintenant c’est la grande fortune, la rage de vivre, mais c’est toujours l’attente, la nostalgie, l’exil. Jacqueline tient les comptes.
Les visiteurs du soir
Arlequin devient milliardaire.
On se souvient de la vieillesse de ses parents. On se souvient des vacances. C’était la corde raide et la fortune du pot. C’est toujours l’inquiétude et même l’angoisse, mais avec à la fois un apaisement et une exaltation. On se souvient des deux avant-guerres et des deux guerres. On se souvient des bistrots de Montparnasse. C’était déjà la notoriété puis l’aisance, puis la célébrité, la gloire, l’abondance. On joue au Far-West. On ouvre un verger. Voici des musées. C’est toujours le souci, l’encombrement, le deuil, le désarroi, les problèmes, mais aussi le soulagement, le rire, la libération, et toujours plus de résistance et d’acharnement.
Coqs et poissons, colombes et chèvres, oursins et chouettes, le palais s’est transformé en ménagerie ; et les hommes y allaient ramasser des moutons, tandis qu’au loin, en haut, en bas, toujours les grondements, les coups de canon, le tonnerre, les hurlements des femmes autour des geôles, toute la Terre boucherie... autour de quelques oasis de calme et douceur comme ici ; et il y avait des vergers remplis de musées, de musique, d’histoires, de cirques et de lampes.
Où va-t-ton ? Ailes d’oiseaux et cornes de taureaux. On se souvient de Fernande et d’Eva. “O Manon, ma jolie, mon cœur te dit bonjour”. On se souvient d’Olga et de Paulo et Pablito, de Marie-Thérèse et de Maïa, de Dora, de Françoise et de ses enfants. On devient sourd. Mais cela n’empêche pas de dessiner. Les architectes défilent. Jacqueline surveille les entrées.
Arlequin malade.
On peint. Même si on devenait aveugle, cela n’empêcherait pas de dessiner. Les photographes défilent. On sculpte. Les marchands défilent. Même si l’on n’avait plus de mains cela n’empêcherait pas de sculpter. On se fâche. Les enfants défilent. Même si l’on n’avait plus de sexe, cela n’empêcherait pas de faire l’amour, mentalement, en dessinant. On continue. On se costume en torero. Voici des histoires. Les petits-enfants défilent.
Dans le palais de mon frère dont la carcasse n’en finira pas de mourir et fleurir, de gémir et sourire, se sont rassemblés tous les morts du monde, dans l’arène de ce palais tous les vivants devant leurs morts.
On fête ses quatre-vingt-dix ans. Il y a une bouteille sur la table. On trempe sa brosse dans l’arc-en-ciel. On peint... Il y a des œuvres qui résistent et d’autres qui s’amusent avec vous. Des toiles qui vont rejoindre les amoncellements de celles que l’on garde.
Arlequin s’en va.
Il y a des pigeons et des colombes dans les œuvres et à l’extérieur. On organise des corridas. Voici des lampes. Cela fait partie de la vie et de la mort des peintres.
Et notre père au cours d’une cérémonie profondément secrète malgré cette immense assistance, lui a remis non seulement la main de justice mais aussi son nom avant de s’embarquer sur une autre fleuve vers d’autres silences.
LES ATELIERS DE PICASSO
1901-1902 - 130 ter bd de Clichy, Paris ►
1904-1909 - 13 Place Émile Goudeau, Montmartre, Paris ►
été 1909 - Horta de Hebro, Espagne ►
1909-1912 - 11, bd de Clichy, Paris ►
1913 -1916 - 5bis rue Schoelcher ►
1918 -1942 - 22 rue de la Boétie ►
1946 - Château Grimaldi, Antibes ►
1948-1962 - Vallauris, Cannes, Aix-en-Provence ►
1961-1973, Notre Dame de Vie, Mougins►
LES PHOTOGRAPHES QUI FIGURENT DANS CET OUVRAGE DE MICHEL BUTOR