MICHEL BUTOR
LES ATELIERS DE PICASSO
La Galloise, Vallauris
1948 -1954
Françoise Gilot
Claude 1947
Jasmin 1981
Paloma 1949
Atelier du Fournas, Vallauris
1949 -1954
Françoise Gilot
La Californie, Cannes
1955 -1961
Jacqueline Roque 1954 -1973
Château de Vauvenargues
1958 -1962
Jacqueline Roque
Le musée des errances
Un matin, sur la plage, comme je venais de m’éveiller, cherchant à chasser tous ces cauchemars, je vis monter des eaux le fantôme d’Icare qui m’amena dans une région de rochers semblables à des ruines immenses, avec des traces de peinture et même des grilles.
La foule sur la plage
On multiplie les installations. On va de château en villa. On y emmagasine ses trésors. On dessine, on n’arrête pas de dessiner. On a bientôt deux nouveaux enfants. C’est une villa à la bourgeoise avec des moulures et des miroirs sur les cheminées. On dialogue avec Velasquez. On ramasse des morceaux de céramique. On se souvient de Malaga et de La Corogne, et de Barcelone, et du premier atelier à Paris. C’était la gêne puis la pauvreté ; maintenant c’est l’abondance, mais qui ne va pas sans problèmes. C’est toujours l’attente et la nostalgie.
La galerie des masques
Arlequin torero.
On dialogue avec Delacroix. On ramasse un panier d’osier. Cela ne va plus très fort avec Françoise. On dialogue avec le Poussin. On ramasse un moule à gâteau. On se souvient de ses parents. On dialogue avec Manet. On ramasse des chaussures. Les amis défilent. On dialogue avec Courbet. On se passionne pour la céramique. On se souvient des demoiselles de la rue d’Avignon à Barcelone et de Fernande. C’était la misère. C’est toujours l’exil. On se met des moustaches en carton. On ouvre des arènes. Voici des livres. Le tableau des Demoiselles d’Avignon est devenu une tapisserie.
Toujours le sang, toujours les crânes, toujours les yeux, toujours les soupirs. Et il y avait d’immenses caves pleines de ciel, d’arbres, de journaux, de livres et de lampes.
Que trouve-t-on ? Icare avec ses ailes en plumes de cygne. On fête ses soixante-dix ans. On ramasse une cuiller et deux fourchettes. Les photographes défilent. On se souvient d’Eva et d’Olga. C’était déjà la notoriété et même l’aisance. C’est encore le souci et l’encombrement. Les marchands défilent. On se souvient de Dora Maar. C’était déjà la gloire ; c’est toujours le deuil et le désarroi et même la résistance et la fureur. Les enfants défilent. On cherche encore.
Arlequin shériff.
On se souvient des vacances autrefois. C’était la corde raide et la fortune du pot. C’est toujours l’inquiétude et l’angoisse, mais aussi le rire et le soulagement, la libération, la fécondité. On s’installe avec Jacqueline Roque. On lui organise une petite rétrospective : Les deux frères peints à Gosol en 1906, l’Amazone sur un cheval, le Buste de femme, Homme, femme et enfant et L’arbre peints au bateau-lavoir. Il y a si longtemps. On se met un chapeau-melon. Voici des cartes postales. La solitude s’enfonce encore.
Et maintenant c’était le fantôme de Dédale qui m’accompagnait dans ces lieux que je reconnaissais de plus en plus. Nous y avions joué si souvent : Boisgeloup, Dinard, Antibes, la Californie, Vauvenargues, Vallauris, Notre-Dame de Vie, et dans certains d’entre eux s’entassaient toiles et sculptures.
Il y a une bouteille sur la table. On trempe sa brosse dans le violet. On peint La Guerre et la Paix, Les massacres de Corée. On peint et découpe à la scie sur contreplaqué des musiciens assis que l’on installe sur un rocking-chair. On sculpte et monte la Petite fille sautant à la corde. Et encore des sculptures et des céramiques, et encore des peintures, et encore des gravures, et des portraits de Jacqueline et des personnages sur la plage.
Arlequin s’achète un piano mécanique.
On peint la décoration de la grande salle du palais de l’Unesco. Cette salle devrait devenir un atelier immense. Sur une toile on verra des gens se détendre sur une plage. Peu à peu le tableau envahit tout l’atelier. C’est tout le bâtiment qui devrait devenir un atelier. On verra dans le ciel au-dessus de la plage un personnage plonger. Plonge-t-il dans le bonheur ou dans le malheur ? Cela semble bien être dans le malheur et dans ce cas les heureux sur la plage sont remarquablement indifférents comme les deux paysans de Breughel dans son Paysage avec la chute d’Icare. Il y a des œuvres qui vous hantent et d’autres que l’on oublie. Mais le fils de Dédale, après avoir frôlé les irrespirables ténèbres des profondeurs, a réussi à remonter au grand air et au grand large, non seulement rajeuni mais encore mûri, dans une gerbe d’arcs-en-ciel. Et cette fois les bergers et les laboureurs l’ont applaudi dans les campagnes de Crète ou de Provence, appuyés sur leur houlette ou les manches de leur charrue, mais maintenant ils avaient plutôt des tracteurs ou des camions. Il y a des pigeons et des colombes à l’intérieur et à l’extérieur. On se met un nez rouge. Voici des invitations. Cela fait partie de la vie des peintres.
Et des messagers arrivaient parfois qui avaient le visage de Thésée, ou qui n’en avaient pas du tout, ou encore qui portaient des masques de toutes tailles et de toutes provenances, ou qui avaient des objets à la place du visage, des roues, des selles, des épaves, et qui apportaient des cartes postales venant de tous les musées interdits, qui s’accumulaient dans les entrepôts, dans les caves, y moisissaient, mûrissaient, proliféraient ; et le fantôme de mon frère enfant venait écrire en grosses lettres : Les femmes d’Alger, Les demoiselles au bord de l’eau, L’enlèvement des sabines, Le déjeuner sur l’herbe, ou Les ménines, ou encore La rencontre entre Ariane et Dionysos.
LES ATELIERS DE PICASSO
1901-1902 - 130 ter bd de Clichy, Paris ►
1904-1909 - 13 Place Émile Goudeau, Montmartre, Paris ►
été 1909 - Horta de Hebro, Espagne ►
1909-1912 - 11, bd de Clichy, Paris ►
1913 -1916 - 5bis rue Schoelcher ►
1918 -1942 - 22 rue de la Boétie ►
1946 - Château Grimaldi, Antibes ►
1948-1962 - Vallauris, Cannes, Aix-en-Provence ►
1961-1973, Notre Dame de Vie, Mougins►
LES PHOTOGRAPHES QUI FIGURENT DANS CET OUVRAGE DE MICHEL BUTOR