MICHEL BUTOR
LES ATELIERS DE PICASSO
Château Grimaldi, Antibes
1946
Françoise Gilot 1945 -1954
Le réveil des satyres
Tous les murs tremblaient quand il s’est enfui le long de mon fil, le cirque tout entier s’était effondré ; c’était un gouffre noir comme une orbite dans un crâne, communiquant avec les enfers où je suis sûre que notre père tremblait aussi. Et mon héros ne me regardait plus.
L’ouverture des fenêtres
On a quitté Paris. On y conserve des réserves. La guerre est terminée. On vous invite à envahir de peintures sur fibro-ciment les salles du château d’Antibes. La solitude devient lumineuse. Dora Maar s’est éloignée.
L’or des vagues
Arlequin passe de femme en femme.
On dessine, on n’arrête pas de dessiner. On se souvient des demoiselles de la rue d’Avignon à Barcelone. On fait des farces. On ouvre un château. Voici des rayons. C’était la gêne et l’attente ; maintenant c’est l’abondance et la libération.
Et l’on raconte que lorsqu’il est arrivé au port de la ville navire il avait oublié de changer la voile noire en voile blanche pour annoncer sa réussite, et que son vieux père désespéré, le croyant déchiqueté, dévoré, s’est jeté du sommet d’une tour dans les eaux. Et certains vont même jusqu’à laisser entendre que cet oubli n’était pas tout à fait involontaire, et quel n’a pas été mon étonnement lorsque j’ai appris que ce vieux père s’appelait Égée, ce qui était l’un des noms secrets du nôtre.
Que cherche-t-on ? De merveilleux filets pour attraper les oiseaux. On se souvient de Fernande et d’Eva. C’était la misère et déjà la notoriété ; c’est toujours l’exil et le souci. On se souvient d’Olga et de Marie-Thérèse. C’était déjà l’aisance et même la célébrité ; c’est toujours le deuil et l’encombrement.
Arlequin devient grand-père.
On se souvient de l’avant-guerre et de la guerre. C’était déjà la gloire, mais le désarroi et la fureur. On cherche encore. On rencontre Françoise Gilot. On fait le clown. Voici des arbres. On l’emmène sur la côte.
C’était comme si je lui faisais horreur. Je lui avais livré mon secret, et il s’enfuyait si vite que c’était comme s’il me disait lui aussi : “Tu ne réussiras pas à me retrouver, Ariane !”, et c’est dans les bras de Phèdre qu’il s’est précipité ; c’est avec elle qu’il est retourné vers Athènes ou plutôt Paris.
Il y a une bouteille sur la table. On trempe sa brosse dans le vert. On peint sur panneaux de fibrociment des centaures et des nymphes couronnées de pampres, dansant avec des tambourins et de jeunes satyres en herbe qui jouent de la double flûte. On célèbre La joie de vivre. Il y a des œuvres que l’on recouvre et d’autres que l’on détruit.
Arlequin devient millionnaire.
Il y a non seulement des pigeons dans une cage, mais des colombes. Un amoncellement de toiles à vendre. Les marchands se les arrachent. On grave. On proteste. On se met un masque. Voici des journaux. Cela fait partie de la vie des peintres.
Personne ne peignait plus sur les murs du palais, mais ils continuaient de palpiter, ramper, flamboyer ; de chaque recoin s’envolaient d’innombrables fantômes, et les grilles continuaient de s’ouvrir sur mon passage et de se refermer après moi, et sur l’abîme au centre la carcasse calcinée de mon frère gémissait toujours en perdant son sang en grandes flaques dans lesquelles je découvrais mon visage souvent abominablement déformé.
LES ATELIERS DE PICASSO
1901-1902 - 130 ter bd de Clichy, Paris ►
1904-1909 - 13 Place Émile Goudeau, Montmartre, Paris ►
été 1909 - Horta de Hebro, Espagne ►
1909-1912 - 11, bd de Clichy, Paris ►
1913 -1916 - 5bis rue Schoelcher ►
1918 -1942 - 22 rue de la Boétie ►
1946 - Château Grimaldi, Antibes ►
1948-1962 - Vallauris, Cannes, Aix-en-Provence ►
1961-1973, Notre Dame de Vie, Mougins►
LES PHOTOGRAPHES QUI FIGURENT DANS CET OUVRAGE DE MICHEL BUTOR