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MICHEL BUTOR

L’ALAMBIC DES FORMES, VI. La rive gauche

© Michel Butor

LES ATELIERS DE PICASSO

Publication en ligne : 13 février 2021

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242 Boulevard Raspail
1912 -1913
Marcelle Humbert


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L’oracle d’Apollon

Certains disent que c’est un lieu qui rampe ou qui vole, et qu’à force d’en multiplier les grilles mouvantes et les inscriptions, mon oncle Dédale qui avait d’ailleurs donné son propre nom à mon frère monstrueux dès la naissance de celui-ci, lequel, je m’en souviens, s’appelle Icare aussi, a réussi à le rendre tout entier mobile, mais sans lui enlever sa couleur d’exil ; tous les lieux que touche son ombre au contraire devenant lieux d’exil pour leurs propres habitants.

La traversée du fleuve

Ce n’est plus le même Paris. On a quitté Montmartre pour Montparnasse. On dessine, on ne s’arrête pas de dessiner. Heureusement c’est Daniel-Henri Kahnweiler qui s’est occupé de tout déménager, non seulement ce qu’il y avait dans le grand appartement-atelier du boulevard de Clichy : les bracelets d’ivoire africains, les sculptures, les accordéons et les clarinettes, les mandolines et guitares, les morceaux de tapisseries anciennes, Aubusson ou Beauvais, les verres taillés dont un choisi pour l’intensité de son bleu, des chromos encadrés de paille, les bouteilles aux formes bizarres, le joli meuble italien en marqueterie offert par les parents.

Le bicorne

Arlequin s’enrichit.

Voici le piano à queue sur lequel s’exercent les amis anciens dont beaucoup sont aussi passés de Montmartre à Montparnasse, et les nouveaux que l’on rencontre aux terrasses du Dôme, de la Coupole ou de la Rotonde, le grand lit-divan Louis-Philippe en acajou, les meubles en chêne, mais aussi tout ce qui était resté dans l’atelier-réserve du bateau-lavoir, comme La petite fille aux pieds nus, les gravures sur bois de Gosol, une gouache représentant un jeune homme qui porte son petit frère sur le dos, une autre avec une amazone sur un cheval, une toile représentant un buste de femme, une autre avec un homme, une femme et un enfant, une autre avec un arbre. Tout cela commence à devenir encombrant. On ouvre des couloirs. Voici des coqs. C’était déjà la notoriété, mais aussi le souci.

Et il y avait un carrefour que nous appelions Athènes, mais notre frère disait que ce ne devait pas être le nom le plus approprié, et qu’il fallait lui donner celui d’une ville dont il avait entendu dire qu’elle se considérait comme le centre du monde, et vers laquelle de toutes parts des jeunes gens cheminaient pour s’y rencontrer en buvant jusque tard dans la nuit des élixirs excitants, enivrants ou apaisants, de toutes les couleurs, mais surtout noirs, rouge et dorés avec quelquefois de l’écume.

Qu’en dira-t-on ? Il faut sauver de la place pour travailler dans la solitude. On se souvient non seulement de Malaga et de ses éventails mais aussi de la Corogne et de ses tempêtes. C’était la gêne et l’attente ; maintenant c’est l’aisance et l’encombrement. Heureusement Eva est là qui s’occupe de tout. Pourtant de temps en temps on se souvient de Fernande et même des demoiselles de la rue d’Avignon à Barcelone. C’était non seulement la pauvreté mais la misère ; c’est toujours l’exil et la nostalgie.

Arlequin au Dôme.

Matisse vous a donné une Nature morte avec des oranges. On se souvient aussi des paysannes non seulement de Horta de Hebro, mais de Sorgues, des horizons découpés aux ciseaux. C’était la corde raide et la fortune du pot ; c’est toujours l’inquiétude et l’angoisse. Voici des chèvres. On se souvient de ce vieux fou de Gaudi avec les mosaïques en assiettes cassées du Parque Guëll.

Et se promener parmi d’immenses entrepôts où se pressaient plus de statues encore qu’il en était sorti des mains de Dédale ou des siennes, -car il voulait peupler sa solitude -, venant des continents les plus lointains ou les plus obscurs, et en particulier des masques si étranges que lorsque l’on y faisait pénétrer son visage, on éprouvait toutes les fureurs des animaux les plus sauvages.

Il y a une bouteille sur la table. Il pleut. On trempe sa brosse dans le blanc. On dessine Violon et compotier, Guitare ; on fait des papiers collés : Violon, Bouteille et verre sur un guéridon, Bouteille de rhum paillée et verre, Tête d’homme au chapeau-melon, Carafon et verre. Ce ne sont nullement des portraits, mais on y reconnait le passage d’Eva.

Arlequin promène son chien.

On construit des guitares en tôle ou en carton. Il y a les œuvres dont on est content, et celles dont on se demande. Il y a des pigeons dans une cage. On lit de plus en plus. On découpe, on colle, on monte, on épingle. Voici des colombes. Cela fait partie de la vie d’un peintre.

Mais je me gardais bien de lui en dire le nom, car je savais que notre père Minos, dans sa profondeur, avait condamné une telle ville à nous envoyer tous les sept ans sept fois sept jeunes filles avec des noms comme Fernande, Eva, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise ou Jacqueline, que l’on appelait des ménines, pour le service et l’émerveillement de son fils ; mais aussi pour quelque sacrifice effroyable sans doute sur lequel je tremblais d’en savoir davantage.

LES ATELIERS DE PICASSO

1881 - 1901 - Espagne ►

1901-1902 - 130 ter bd de Clichy, Paris ►

1904-1909 - 13 Place Émile Goudeau, Montmartre, Paris ►

été 1909 - Horta de Hebro, Espagne ►

1909-1912 - 11, bd de Clichy, Paris ►

été 1912 - Sorgues ►

1912-1913 - 242, bd Raspail ►

1913 -1916 - 5bis rue Schoelcher ►

1918 -1942 - 22 rue de la Boétie ►

1946 - Château Grimaldi, Antibes ►

1948-1962 - Vallauris, Cannes, Aix-en-Provence ►

1961-1973, Notre Dame de Vie, Mougins►

LES PHOTOGRAPHES QUI FIGURENT DANS CET OUVRAGE DE MICHEL BUTOR

La liste des photographes►

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