MICHEL BUTOR
LES ATELIERS DE PICASSO
Sorgues
été 1912
Marcelle Humbert
L’éducation d’Icare
C’était pourtant beau de le voir prendre son essor avec ses ailes en plumes de cygne collée de cire, mais nous avons entendu le sol trembler comme si c’était la colère de notre père, et contrairement à ce que raconte une absurde légende, ce n’est nullement parce qu’il se serait approché trop près du Soleil que la catastrophe est arrivée ; c’est une foudre noire jaillie d’une fissure de la Terre, qui est venue le consumer.
La langue perdue
Ce sont de nouveau les vacances, mais pas pour longtemps. C’est le midi de la France, un peu la même lumière qu’à Horta de Hebro, mais c’est encore autre chose. C’est comme un mariage des deux pays. Il fait si beau ici. On dessine, on ne s’arrête pas de dessiner.
Vignes et carillons
Arlequin berger.
On se souvient de Malaga et de ses arènes. C’était la gêne et l’attente. Maintenant c’est la fortune du pot et l’angoisse. On ouvre une cage. Voici des verres.Mais on reviendra très vite à Paris, non pourtant dans l’atelier-appartement si cossu du boulevard de Clichy, où c’était la notoriété, et aussi l’inquiétude, mais de l’autre côté de la Seine.
Les bergers et laboureurs en parlent encore dans la campagne de la Crète, appuyés sur leur houlette ou les manches de leur charrue.
Qu’en pense-t-on ? Une danse aux bras levés. On est dans une villa commode et banale, avec l’ami Braque dans une autre un peu plus loin. On se souvient du bateau-lavoir et de l’atelier d’avant. C’était non seulement la pauvreté, mais la misère. C’est toujours l’exil et la nostalgie. C’est une solitude agreste et chaleureuse. On peut se montrer ses oeuvres en cours. On se refile des idées. Il y a aussi les gens du village, ses femmes qui pourraient toutes servir de modèles, mais qui se dérobent comme celles de Catalogne ou d’Andalousie. Elles parlent toutes français, mais aussi entre elles une autre langue qui sonne un peu comme le catalan.
Arlequin laboureur.
Ici les montagnes découpent l’horizon comme avec une paire de ciseaux mais dans une atmosphère beaucoup plus douce. C’est comme si les impressionistes étaient passé par là. On se souvient des toits de Paris. On se fait des expositions en plein air. Voici des chevaux. La lumière transforme ici aussi chaque objet dans son ancestrale simplicité.
Le vieux Dédale en est devenu aveugle et ne s’est jamais rendu compte que la tête de son neveu était maintenant celle d’un taureau ; et c’est lui qui nous a suggéré, par mon entremise, pour tourner la malédiction paternelle à laquelle il se repentait maintenant d’avoir prêté la main, de peindre sur les murs non seulement des cornes mais des ailes.
Il y a une bouteille sur la table.On trempe sa brosse dans le gris. On peint L’aficionado. Ce n’est pas précisément un portrait, mais on on reconnait la présence de Braque. Il est de plus en plus facile de vendre des tableaux ; raison de plus pour en donner, pour s’en donner. Il y a des pigeons dehors.
Arlequin fait les cornes.
Eva est là ; elle fait la liaison avec Marcelle Braque. Elles traversent l’atelier comme deux soeurs, et puis on va regarder ce que fait Georges. On prend des ciseaux pour découper le journal comme un paysage. Le verre et la bouteille parlent une langue nouvelle pour nous embarquer vers une enfance retrouvée. Voici des taureaux. Cela fait partie de la vie d’un peintre.
Bien qu’une tradition tenace continuer d’appeler Crète le lieu du palais de mon frère et de toutes nos aventures, et bien que les archéologues aient pu découvrir dans l’île de ce nom d’immenses palais à peintures avec double haches, ailes d’oiseaux et cornes de taureaux, il est certain que quelques régions de l’Espagne ont de fortes raisons de plaider pour leur identification. D’ailleurs dès notre enfance, nous nommions telle cour Malaga, La Corogne, Barcelone, Gosol, ou Horta de Hebro, et tel corridor la rue d’Avignon. Et il y avait des resserres pleines de ciment, de terre, d’osier, de feuilles, de plâtre et de lampes.
LES ATELIERS DE PICASSO
1901-1902 - 130 ter bd de Clichy, Paris ►
1904-1909 - 13 Place Émile Goudeau, Montmartre, Paris ►
été 1909 - Horta de Hebro, Espagne ►
1909-1912 - 11, bd de Clichy, Paris ►
1913 -1916 - 5bis rue Schoelcher ►
1918 -1942 - 22 rue de la Boétie ►
1946 - Château Grimaldi, Antibes ►
1948-1962 - Vallauris, Cannes, Aix-en-Provence ►
1961-1973, Notre Dame de Vie, Mougins►
LES PHOTOGRAPHES QUI FIGURENT DANS CET OUVRAGE DE MICHEL BUTOR