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MICHEL BUTOR

Butor, Michel, La germination des cyclades

© Michel Butor
Publication en ligne : 15 février 2009

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Artiste(s) : Rosa L. Ecrivain(s) : Butor (site)

Ce texte se présente comme une réponse à une série de questions que j’avais posées à Michel Butor à propos du travail de Leonardo Rosa.

On le trouvera dans les Rossignols du Crocheteur...

Michel Butor l’a intégré au volume X de ses oeuvres complètes à paraître aux éditions de La Différence.


Voir les questions de R. Monticelli ►

pour Raphaël Monticelli

Mon cher Raphaël,

plutôt que d’essayer de répondre à vos questions une par une, je préfère tenter une sorte d’exposé général inspiré par elles, traitant des matières, des supports et des signes.

A) Matières

Je vais reprendre un texte que j’avais écrit il y a quelques années pour vous deux, et dont le titre Floraison des exclus, pourait encore convenir à ce commentaire (mais il faut se renouveler).

Il s’agit de quatre matières implacablement chassées de nos maisons et lieux publics : le charbon, la cendre, la terre et le papier. Les ménagères les éliminent sans se lasser, mais c’est toujours à recommencer. En les réhabilitant, on renverse un esclavage, on rend leur noblesse à ceux qui les fabrique, puisque nous ne pouvons nous en passer.

1) Le charbon

Je lui donne la parole ; il s’adresse à l’homme et donc à l’artiste, homme par excellence.

“Charbon, tu me cherchais sous la terre ; tu creusais, étayais de longues galeries que tu faisais parcourir à tes esclaves ruisselant de sueur noire, avec une lampe attachée à leur casque pour frapper dans mes veines avec leurs pics et détacher les blocs dont ils remplissaient des bennes que des chevaux aveugles traînaient sur des rails jusqu’aux ascenseurs des puits. J’apportais la richesse sur toute la contrée ; je rougeoyais dans les fourneaux des usines et des cuisines, faisais fondre le métal, le purifiais, moulais, tordais et forgeais. Maintenant on a fermé la plupart des mines et mon odeur que recherchaient les enfants autrefois, ne leur apporte plus que menaces d’incendie et dévastation.

Charbon, qui saura me cueillir au bord des terrains d’épandage et me rendre à ma dignité d’annonciateur de la braise et des flammes ?”

On pourra nous dire que l’âge du charbon est passé, que la ménagère, après en avoir eu tant besoin pour sa cuisine, sa lessive, son chauffage, a réussi à l’éliminer pour de bon, délivrant du même coup ces esclaves mineurs ahanant dans leurs souterrains. Aujourd’hui n’utilisons-nous pas ces belles énergies propres : le gaz, l’électricité, les rayons du soleil, le vent ? Mais le problème ne s’est-il pas surtout déplacé géographiquement ? La condition de mineur ne se continue-t-elle pas dnas d’autres pays, d’autres continents, d’autres “mondes”, tiers ou quart ? Nous avons toujours besoin de charbon pour faire du gaz, produire de l’électricté, les métaux nécessaires à nos belles machines propres. Le refoulement n’est que plus profond.

2) La cendre

C’est encore le charbon qui parle au début, mais il se transforme peu à peu.

“Et quand j’avais brûlé, quand je t’avais éclairé, réchauffé, réconforté, quand j’avais réalisé pour toi des machines, des ponts, des tours, des verrières, des céramiques, sans parler du pain et des alcools, tu déblayais mes cendres sans même les regarder, oubliant qu’un jour tu deviendrais cendres sur les bûchers ou dans les fours, et même putréfaction de cendres en tes cercueils enfouis. Même si certains des tiens m’utilisaient pour ameublir leurs champs, dans la plupart des cas tu me chassais comme méprisable poussière et salissure de tous les recoins de ta maison.

Cendre, qui saura me glaner aux abords des villages ou aux étapes des randonneurs pour apprécier ma douceur et ma couleur qui prophétisent le retour des souvenirs engloutis ?”

La cendre attire autour d’elles d’autres matières, en particulier la poussière (on songe à l”élévage” de Marcel Duchamp pour sa Mariée) C’est l’occasion d’une méditation sur notre ancienne liturgie. Le carême commence au mercredi des cendres. Mon Liber Usualis le nomme en son latin : “feria quarta cinerum”. Avant la messe on bénit les cendres qui proviennent de rameaux d’olivier normalement, mais d’autres arbres au besoin, que l’on avait bénis l’année précédente et qui donc ont séché pendant douze mois. Puis le célébrant dessine une croix de cendres sur le front des fidèles en leur disant : “Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverum reverteris”. (“Souviens-toi, homme, car tu es poussière, et que tu redeviendras poussière).

Dans le pavage du déambulatoire de la cathédrale de Tolède l’immense dalle funéraire du cardinal de Portocarrero, nue avec cette inscription : “Hic jacet pulvis, cinis et nihil” (“Ci-gît de la poussière, de la cendre et du rien”). Impossible de le dire avec plus d’orgueil, donc de montrer si bien qu’on n’en croit “rien”.

La cendre évoque les incinérations, longtemps refusées par l’Église, de peur de rendre plus difficile la résurrection des corps lors du Jugement dernier. Mais la tradition antique avait la vie dure. La poussière, c’était donc avant tout ce en quoi se tranformait la chair autour des os qui subsistaient plus longtemps, même s’il leur arrivait à eux aussi de se pulvériser, notamment lors de manipulations irrespectueuses. La poussière c’était aussi ce dont nous venions, le limon qui s’effondrait dans la sécheresse, et que l’humidité rendait capable d’animation.

3) La terre

C’est la cendre qui parle maintenant, elle-même redevenue poussière :

“Et quand j’étais bien dispersée, trempée, dissoute par la pluie, mêlée à la terre, devenue terre, tu me fouissais, bêchais, retournais ; tu me fumais, engraissais, épierrais, labourais avec tes charrues tirées par des boeufs, des chevaux percherons, des tracteurs ; tu m’ensemençais, surveillais fièrement la germination dans mes sillons, t’ennorgueillissais des moissons, et laissais majestueusement les marques de tes bottes sur les seuils de tes habitations. Maintenant tu me recouvres partout où tu le peux, de goudrons et ciments. Tes enfants ont perdu le toucher de cette boue dont tes Bibles pourtant disaient que c’est ton origine.

Terre, qui saura me pétrir, modeler, sculpter, caresser pour retrouver la parenté perdue, inventer les nouveaux visages du tendre respect ?”

Adam, la terre modelée par Dieu, insufflée par lui, la terre grise ou même blanche si elle reste poussière, la terre noire ou rouge ou jauneoù pousse le blé, le riz ou la vigne, de la couleur de nos peaux, rouge parfois même dans sa pulvérulence comme l’intérieur de notre corps, l’ocre étant comme la dessication de nos humeurs : sang, bile, lyphe et mélancolie.

4) Le papier

La terre humide passe au feu, retourne au feu. “Souviens-toi, homme terre, que tu es feu, et que tu redeviendra feu”. En français l’extraordinaire jeu sur le mot feu : deux rivières étymologiques différentes (d’un côté “foyer”,“focus”, de l’autre “destin” “fatum”) confluant dans ce brasier funéraire. Et cela nous amène aux supports de l’écriture, mais ici une nouvelle aventure commence avec diverses matières convoquées, travaillées pour remplir autrement ces fonctions.

“Et quand j’étais moulée en briques rectangulaires ou rouleaux, tu me gravais d’hiéroglyphes ou cunéiformes avec tes outils. J’étais alors la réserve de tes yeux, de tes oreilles et de tes mains, la voix du passé, la force du roi, le scintillement des sciences. Puis tu m’as amincie, assouplie, poncée, polie ; tu m’as remplacée peu à peu par des peaux et des fibres pour y écrire avec l’encre des seiches, le jus des écales de noix ou le sang du charbon. J’étais ce que tu avais de plus précieux et maintenant tu me déchires, me froisses, me souilles en oubliant que je suis ta surface même, papier que tu infectes de ta lèpre et de tes mensonges tout en rêvant d’écrans lumineux et d’orgues mentaux.

Qui saura me déplier, papier, me déployer soigneusement, étudier mes transparences palimpsestes pour en faire jaillir l’énergie des phénix ?”

Le papier n’est pas seulement support d’écriture, pas plus que la brique ; il est aussi matériau d’emballage, de protection, et comme tel méprisé, chassé, brûlé, dès qu’il a fini son usage. C’est d’ailleurs souvent après une première utilisation scripturale périmée, après avoir passé par la corbeille ou maintenant le conteneur spécialisé, qu’il est recyclé pour tapisser les cageots de fruits ou légumes fragiles, en boîtes pour les oeufs, les couleurs qu’il revêt alors étant une sorte de condensation d’une histoire oubliée, compressée.

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B) Supports

Le papier n’est pas seulement surface, mais soutien ; il peut être recouvert de charbon, de terre, de cendre ou d’autre papier plus mince. Il peut être utilisé comme couverture d’un support différent, en général du bois trouvé sur une plage. Mais on peut aussi bien imaginer du verre ou du métal. L’important, c’est que ce soit “trouvé”, donc que cela ait été à un moment ou à un autre rejeté par les hommes.

Un jour, un vieux professeur japonais me faisant visiter un parc à Nagoya, longeant un jardin de pierres me dit : “Ce n’est pas mal réussi, mais ce sont des pierres taillées, or il faudrait qu’elles soient trouvées.” Certes c’est un tout autre rapport ; pourtant on peut non seulement disposer ce qu’on trouve, mais aussi le travailler, recouvrir, métamorphoser.

La plupart des artistes vont se fournir chez le marchand spécialisé pour leurs toiles, leurs cahiers, leurs crayons, leurs tubes. Souvent d’ailleurs, ils oublient complètement cette fourniture. C’est comme si un dieu leur avait livré des matériaux sans aucune histoire. Tous ceux qui ont peiné pour leur donner finalement satisfaction sont biffés dans le mépris du tintement des pièces, du froissement des billets, de la signature d’un chèque, ou même du glissement d’une carte bancaire. Mais on peut aussi, dans une humilité indomptable, redevenir un artisan, se mettre à l’école des anciens, inventer d’autres traditions, fabriquer ou cueillir ses propres pigments, ses supports.

Épaves sur lesquelles on continue les jeux du sable et des vagues ; c’est une façon d’en poursuivre la naturalisation, d’en redévoiler l’hisoricité. Dans cette activité on imite soi-même la mer et les siècles, on les devient ; se taisant on écoute leur voix, on leur prête la sienne ; on inscrit le temps qui passe et les migrations qui se poursuivent même dans notre immobilité.

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C) Signes

Le papier chassé, froissé, exclus, rescapé, ou d’autres épaves sauvées comme lui, pouvait comporter des écritures dont on peut réserver, repêcher les fragments. Ainsi les papyrologues reconstituent les documents de la Mer morte, ou les chirugiens des palimpsestes découvrent peu à peu les liens entre les bribes déchiffrées.

L’écriture ancienne révèle une vie, qu’elle soit manuscrite ou imprimée par quelque presse ou pochoir. Elle se concentre en la signature dont les fragments peuvent s’envoler, se disperser pour se reconstituer comme les corps au Jugement dernier. Répartie en divers fragments elle désire sa réunification, mais à travers les baptêmes qui lui avaient manqué, les onctions, les épreuves. Elle devient visa pour une vie différente, graine pour une floraison prochaine.

L’île de Délos errait autrefois sur la mer comme un radeau peu consistant, mais Zeus l’a enracinée si bien d’un coup de foudre pour la remercier d’avoir permis à Latone, la cachée, de donner naissance au Soleil et à la Lune, qu’elle est devenue le centre oraculaire d’une fleur d’îles. Dans les pétales cyclades, les habitants tracent les ombres de cette fleur pour consolider leur maison et leur existence. Des fragments de ces peintures se cherchent sur les épaves errantes provisoirement fixées. On raconte que les habitants de Délos ont été métamorphosés en grenouilles pour avoir manqué de respect à la mère obscure des astres lumineux ; ils sautillent désormais coassant comme des attachés de direction, dans la nostalgie de leur langage perdu. Nous-mêmes dans nos pélerinages vers les lieux d’émergence de ce qu’on avait oublié, à-demi étouffés dans la corruption de nos marécages, nous cherchons à poursuivre nos métamorphoses et renaissances jusqu’au Jugement perpétuel où nos corps seront glorieux.

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