MICHEL MÉNACHÉ
Cet article a été publié dans le numéro 1017-18 de la revue Europe (janvier-février 2014).
Mer intérieure, éditions de la Passe du vent, 2013.
Le dernier recueil de Raphaël Monticelli, Mer intérieure, offre en douze séquences plusieurs approches d’un Mare Nostrum familier et fantasmé qu’il porte en lui avec sa culture italo-grecque, allant à la rencontre de tous ses mythes, de tous ses peuples. Cette mer intime aux multiples rivages lui est à la fois utérine et charnelle, ouverte et secrète, tellurique et cosmique. Le féminin en elle s’offre à l’imaginaire dans tous ses états : la mère, l’amante, l’ensorceleuse, l’absente… En ces figures de femmes s’incarne « la beauté des anses et des baies », métaphores féminines par excellence. Les mots ici comme les éléments marins sont gorgés de saveurs, d’odeurs, de sueurs, de sèves et de larmes…
De Labia aux Belles Dormeuses, du Tamis de l’ange aux Romaines, la langue-mer de Monticelli évoque la magicienne « Circé au chant de gorge claire cheveux soleil mouillé », les déesses nues offertes, la munificence onirique de « l’or que crible de bleu le chant des bateliers » (Pénélope), etc. La philosophe grecque d’Alexandrie, « vierge vêtue de lin », « sœur de toutes nos sœurs » est célébrée dans Inventions d’Hypatie, poème dédié à la plasticienne Fernanda Fedi. Dans Par les portes de Sfax, le « pinceau sismographe » d’un peintre tunisien éclaire métaphoriquement la plongée de l’artiste quand, dans la fraternité de l’échange, l’œuvre s’élabore sur le vif : « un ami aux doigts d’encre et d’huile / est venu donner au monde une autre saveur. » Avec Les Déferlantes, le poète déconstruit la syntaxe, ampute les mots, rebondit en éclats de langue, comme pour relater un recommencement du monde : « soleil allié aveugle le jour fut. » Vingt-sept variations sur le chant de l’alouette égrène des images insolites à forte charge symbolique : « Kraft de l’automne plein de piqûres vives » / « le monde ordre premier de l’essaim / s’ouvre au nom. »
L’Ode au sexe féminin ferme la boucle des baies et des anses : « c’est le nid des murmures / la raison du savoir, / l’absence première… » Vision suggérée de « l’absence du monde » ! Le poète défierait-il Courbet (L’origine du monde) ? De l’humour au lyrisme, il tranche d’une métaphore baroque : « voici l’origine des larmes… » Les derniers vers d’une sensualité ardente portent haut le verbe érotique, du gouffre tellurique à l’envol cosmique : « voici le pays des neiges et des nuages / de la brûlure de la neige sur la lèvre et la langue / l’absence mon manque le manque du manque / vertige et vortex / maelstrom et trou noir / galaxies. »
L’ouvrage s’achève sur un entretien avec l’éditeur, Thierry Renard, au cours duquel Raphaël Monticelli rend compte de sa démarche d’écriture, évoque sa relation féconde aux peintres, définit son rapport au monde. Ecrire n’est pas pour lui affaire d’inspiration : « Je laisse reposer, je reprends, je rumine… » Ce rapport vital à la langue et au réel lui est essentiel : « c’est peut-être mon travail sur la langue qui me construit une relation matérialiste au monde. » Il sait ce qu’il doit à tous les poètes qu’il a lus, aimés, médités. A la croisée des arts et des écritures, l’auteur participe volontiers à des œuvres collectives et livres d’artistes. Conscience et culture de l’altérité : de Rimbaud à Butor, de Je est un autre à Je suis tous les autres…
Au lecteur de ne pas s’en tenir au clapotis des bords ni de s’effaroucher du maniérisme subtilement décalé. Qu’il brave l’écume des brassages culturels, s’élance sans retenue dans les eaux tumultueuses, explore les dessous mystérieux de cette Mer intérieure !