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YVES UGHES

Cultes, Culte du 16 mai 2015

© Yves Ughes
Publication en ligne : 17 mai 2015

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(À l’église protestante unie de Vence)

 

La radio matinale nous consterne toujours, les « nouvelles », comme on dit, vont toutes dans le même sens, toujours plus intensément vers l’horreur, la confirmation que l’homme est « une sale bête ».


Avant-hier, une phrase m’a heurté plus que d’autres : une jeune Gambienne, rescapée de l’un de ces navires de réfugiés qui coulent régulièrement, affirmait : la mer ce n’est plus que la mort. J’ai y entendu un raccourci nous disant l’état du monde, de ce que nous en faisons, jour après jour.

Pour nous, méditerranéens, la mer est génératrice de beauté et de richesses. Notre littoral se présente comme une source de merveilles permanentes, il génère des émerveillements lumineux.
Riche de sa beauté et de ses ressources, la Méditerranée a été le berceau d’une civilisation florissante. Luttant sur ses flots, Ulysse y apprit la sagesse, et les peuples ont su tracer des sillons pour installer ces comptoirs qui ont été de formidables lieu d’échanges et de commerce. NikaIa, Antipolis demeurent pour en témoigner.

Que ce lien entre les hommes soit désormais un lieu de mort, un cercueil maritime pour des corps en détresse en dit long sur les dérives de notre monde livré à un mot soi-disant magique, le mot mondialisation, qui n’est autre que le masque de carnaval d’une réalité bien plus profonde : notre monde obéit désormais à une pensée unique et à une seule logique : celle de l’avidité et de la rapine. On nous rebat les oreilles avec le besoin impérieux de l’Ordre, alors que les puissances qui dirigent vraiment le monde ne sèment que désordres et désolations. Famines, guerres, horreurs l’Occident est partie prenante de ces ravages qui poussent des êtres précaires à s’embarquer dans sur des radeaux de fortune, pour tenter de saisir, au péril de leur vie, une miette du festin qui déborde de nos tables.

Face à cette horreur qui, trop souvent, ne demeure que télévisuelle, nous avons tendance à éteindre le poste. La réaction est normale, et il n’est pas question de la fustiger par une morale simpliste. Nous devons bien vivre et nous ne pouvons porter toutes les misères du monde sur notre dos. D’autant plus que les problèmes sont si complexes qu’ils semblent pratiquement insolubles.

Le témoignage donné par le poète Franco-Libanais Salah Stétié à Réforme est à cet égard édifiant : Cette situation me désespère doublement. D’abord parce que je suis originaire du monde arabe et que je sais ce que ressentent ceux qui sollicitent l’accueil. Ensuite parce que je suis français, que je connais les mille raisons par lesquelles on peut refuser d’accueillir tous les migrants du monde. (1)

Pour autant, nous sommes de ce monde, dans un pays qui nous permet d’être citoyen, dans une église qui nous rappelle que nous sommes chrétiens.

Que peuvent encore ces mots face à ces déferlements de détresse ?

En ces circonstances être citoyen pourrait consister à inciter, à obliger, les pouvoirs et notamment ceux de l’Europe à agir autrement, à se placer à la hauteur de ces idéaux dont elle se gargarise. Il ne s’agit pas de faire ici un catalogue des mesures possibles, mais que l’on ne vienne pas nous dire que le seul accueil possible réside dans des camps de fortune, généreusement abandonnés à l’Italie, pour qu’elle se débrouille seule. On ne nous fera pas croire, non plus, que les destroyers seront la seule réponse à cette somme de désespoirs qui pousse à la migration.

Mais la réponse citoyenne ne peut suffire et je suis persuadé que nous devons aller chercher aux tréfonds de nous-mêmes d’autres issues.
Certes, la finance domine le monde et le désorganise par la rapine et l’avidité. Mais si l’on veut aller au-delà du constat, il nous faut ajouter deux remarques.
Ce système mondial l’est devenu parce qu’il représente une tendance de l’homme. Il matérisalise de la sorte une part de nous-mêmes.
Si l’on veut être efficace dans le long terme, il nous faut à la fois combattre ce système qui ne génère qu’un accroissement vertigineux des inégalités, mais également combattre en nous ce qui pourrait nous faire complice de cette logique insatiable.

Ce qui revient à dire que le combat passe aussi en nous par une mobilisation contre nos peurs.
L’homo sapiens sapiens sait qu’il sait, et il sait notamment qu’il va mourir. Qu’on le veuille ou pas, qu’on l’admette ou non, une peur fondatrice se trouve en cette conscience. La tentation est grande alors d’agencer sa vie pour qu’elle soit le plus confortable possible. Et c’est bien légitime. Mais il y a dérapage quand l’accumulation devient monomaniaque et se présente comme un ersatz d’immortalité. Toujours plus d’argent, de puissance, de pouvoir, pour espérer faire reculer la mort, pour se croire éternel.
On en oublie alors de vivre, on efface les autres pour se gratter le nombril sur un tas de biens somptueux qui n’en préfigure pas moins la formation d’un fumier déliquescent.
Et l’autre devient alors une menace. Tout ce qui peut troubler notre confort se trouvera confiné pas des fils de fer barbelés, comme le long du Rio Grande. Mais le pire est quand nous plaçons en notre fort intérieur des barbelés mentaux et affectifs. Nous devenons alors à la fois repus et animés par une vigilance aigre.
Ecoutons encore Salah Stétié : Bon nombre de nos concitoyens regardent les migrants comme des gens qui non seulement veulent manger leur pain, mais encore menacer leurs enfants avec une bombe.
Hélas, la peur panique entrave la générosité.(2)

Cette logique, ce fonctionnement envahissant de la peur, doit solliciter notre réflexion et notre attitude de chrétien. 
Lorsque la peur domine les émotions, elle est un signe de fragilité et nous fragilise encore plus.

Et si nous nous fondions sur les mots qui nous ont été donnés ? Et si nous tentions d’en retrouver la force première ? 

Jésus nous dit comment prier et nous incite à commencer par « Père ». Un simple mot, mais en mesure-t-on toujours les prolongements et la profondeur ? 

Notre venue au monde peut être due au hasard, à la nécessité, à une rencontre solide ou fortuite. Mais c’est quand on va au-delà du phénomène biologique que se noue la dimension humaine. Dire « père », « mère », c’est se reconnaître fils, c’est reconnaître une relation et l’installer en soi. Nous ne sommes plus alors une production aléatoire, mais installés dans un désir reconnu. Nous pouvons alors nous penser comme un être voulu, qui a sa place dans le monde et qui doit l’occuper, dans un approfondissement émancipateur de la parole du Père.
Et le Père serait muet, nous dit-on ? Mais il suffit de lire autrement l’actualité pour percevoir que des milliers d’actions positives et généreuses sortent les êtres de leur ombilic et les conduisent vers les autres. l’Esprit souffle, et pas simplement par ou sur les églises. La tendance des médias, leurs tentations sont trop souvent toxiques. Osons donc porter des paroles d’espoir qui nous viennent d’une certitude : nous sommes aimés. Notre Père est présent.

Dans des prédications consacrées au carême protestant Marcel Manoel insistait sur ce point :
…en revêtant jusqu’au bout notre humanité, le Christ nous a pris avec lui ; nous sommes ses frères adoptifs, nous aussi fils de Dieu. Preuve en est, argumente l’apôtre (Paul), que l’Esprit nous donne d’appeler Dieu « Notre Père ». Ce n’est pas là une argutie de vocabulaire, mais c’est tenir compte de ce qui s’est effectivement passé en Jésus-Christ qui nous a ouverts à une relation avec Dieu. Et même si nos « notre Père » sont souvent inquiets, plein de doutes, d’incompréhensions, ou revendicatifs et révoltés, il n’en reste pas moins que, en Christ, nous sommes les fils et les filles de Dieu : nous sommes quelqu’un devant lui, par la foi, quelqu’un qui compte, quelqu’un qu’il aime. (3)

Le fait même que nous ayons le besoin de prier, le fait même que la prière s’empare de nous et qu’elle soit amorcée par ces mots affirment notre identité dans une relation constructive. Et l’être qui se construit, qui bâtit son identité, élimine les toxines de la peur. La mort, certes, mais l’essentiel est dans la vie, dans son intensité de rencontres, dans son action généreuse. Dans ces débordements qui nous constituent tout en nous faisant sortir de nous-mêmes.

L’autre, l’étranger, le migrant d’aujourd’hui qui fait écho aux migrants que nous étions hier, ne sera plus dès lors envisagé avec une « haine identitaire » mais approché comme un être humble et faible que nous nous devons d’accueillir.

Un musicien de Jazz me disait récemment en parlant de son art : nous travaillons bien ensemble car nous savons nous ouvrir à la générosité offerte par nos instruments.

Sachons, par la prière et la foi, nous ouvrir sans crainte au tumulte du monde, et aux chants lumineux qui montent, malgré tout, en son sein.

Amen.

Pour Vence, le 16 mai 15.
Y. Ughes.

1) Réforme. N° 3607. Salah Stétié : Cette situation me désespère doublement. P. 4
2) Id. Ibid.
3) Marcel Manoel, Vivre avec le Christ. Les Bergers et les Mages. Collection Parole vive. Page 35.


(lectures : Deutéronome. 10, 12 à 19 – Luc, 11, 1 à 10)

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