ANNE GÉRARD
Le corps encaisse comme il peut. Sur la balance, la chute est vertigineuse. Faudrait qu’elle écrive aux journaux féminins. Qu’ils arrêtent de faire chier avec leurs régimes-minceur avant l’été. Suffit de se faire larguer par son mec au bon moment, et le tour est joué. Elle, elle en est à cinq kilos, comme ça, sans rien faire. Cinq kilos en trois semaines, ça fait rêver, non ? Même pas besoin de se priver, elle n’a plus faim, peut passer la journée entière sans rien avaler.
La tête fait le reste. Se triturer. Pour essayer de comprendre. Pour ne pas sombrer.
Peur. Angoisse de ne pas s’en sortir. D’être à vie cette espèce de larve, qui n’a plus envie de rien, qui n’est plus bonne à rien, qui mendie auprés de ses amies un peu de temps et d’écoute. Sa survie passe par là, elle l’a tout de suite compris. Voir du monde. Un peu tous les jours. C’est vital pour elle de se prouver que, si elle ne compte plus pour lui, elle compte au moins pour d’autres. Qu’il y a dans la journée, quelque part, quelqu’un qui a pensé à elle, même quelques minutes. Se dire qu’elle n’est pas totalement inutile sur cette terre. Seule.
Solitude : mot horrible, monstrueux, pathétique, infâme. Il induit quelque chose de subi. De violent. On est victime de la solitude. On plaint les gens seuls. Lola en a très peur. Pas de la solitude, d’ailleurs, mais de l’idée de la solitude, de tout ce qu’elle sous-tend.
Très vite, elle a appelé ses copines et leur a tout déballé. Plus aucune retenue. Plus de pudeur. Elle n’avait jamais rien raconté de sa vie, de ses doutes, avant. Elle avait pris soin, année après année, de taire. Avant tout à elle-même probablement. Sorte de mensonge par omission. Petite arrangement perso avec la vie et ses soucis. Et si par mégarde, un doute plus costaud que les autres s’installait comme une évidence, elle le démasquait aussitôt. Passage au pilon immédiat. Elle entretenait l’image du couple modèle que Marcello et elle étaient sensé former. Maintenant qu’elle a ouvert les vannes, elle lâche tout. Plus aucune intimité. La souffrance a tout balayé. Un peu comme ces gens qui sont en phase terminale à l’hôpital. En attente de mourir. Encore vivants mais déjà désincarnées. On les met à nu, on les lave, on les déshabille, sans qu’il soit question une seule seconde de gêne, du moins en apparence. La mort qui plane au dessus d’eux gomme tout le reste. Pareil pour Lola. La déchirure qui vient de se produire est si violente, si douloureuse qu’elle a tout arraché sur son passage. Lola est totalement concentrée sur cette douleur, trop puissante pour lui permettre de penser à autre chose, trop présente pour exister sans elle. Lola est cassée, pliée en deux, incapable de se redresser.
Voir quelqu’un. Chaque jour, voir quelqu’un qui l’aidera à chasser ses peurs, qui va l’écouter, qui va lui dire : « T’inquiète, ça va pas durer ». Jour après jour le besoin d’être rassurée. Taper aux portes. Téléphoner. : « Salut Sandra, je peux passer boire un verre chez toi ? ». Le oui, oui de la réponse, lui laisse entrevoir qu’elle a autre chose à faire, sa copine que d’entendre encore ses jérémiades, mais c’est trop important pour elle. Juste une question de survie. Tant pis, si pour le moment elle ne peut-être que dans un rapport à l’autre purement égoïste. Elle le sait, elle en a conscience, mais elle a besoin de l’autre, des autres pour sortir la tête de l’eau, c’est juste vital pour elle.
Elle a choisi dans son répertoire quatre ou cinq amies. Elle ne les a pas sélectionnées au hasard, mais leur a fait subir une sorte de casting mental. Fallait qu’elles répondent à certains critères, le cahier des charges était assez lourd. Suffisamment proches et disponibles pour pouvoir tout entendre. Patientes, pour ne pas l’envoyer trop rapidement promener. Généreuses aussi, parce qu’elle avait besoin d’aide. Bref, les heureuses élues ont toutes été appelées une première fois pour un vidage de sac complet et brutal, du genre cabas qu’on retourne pour que tout tombe par terre, en vrac sur le trottoir. C’était l’introduction, fallait bien les mettre au courant. Les heureuses élues ont toutes été abasourdies. Elles n’en revenaient pas : « Pas vous, c’est pas possible, vous êtes tellement unis » ou alors : « Pour moi vous étiez le couple parfait, qui fait rêver ».
Entre deux sanglots, Lola a raconté. Elle non plus ; elle ne savait pas que c’était possible. Pas eux. Trop proches. Ils n’étaient qu’un. Ils n’ont jamais vécu l’un sans l’autre. Ils ont grandi ensemble. C’est comme si on lui avait arraché la moitié de ses organes vitaux. Un peu siamois, ils étaient. A qui le cœur, à qui les reins, comment faire le partage ? Comment exister sans lui qui était une partie d’elle et réciproquement ? Lola parlait et s’entendait dire tout ce qu’elle ressentait profondément. Mais en même temps, une drôle de sensation, confuse, lointaine apparaîssait étrangement. Comme si elle s’observait elle-même. Comme si elle découvrait petit à petit qui elle était. Et si au fond elle avait toujours su que c’était possible sans jamais se l’avouer ? Cette pensée incongrue, elle ne la chassait pas, elle la mettait juste de côté.
Elle pleure encore et encore sur son malheur. Abandon. Il n’y a aucun mot qui peut remplacer celui-là. Quand on est abandonné, c’est qu’on ne mérite pas d’être aimé. Supplier, quémander, ne sert à rien, bien au contraire. Elle le sait. Elle ne demande rien à Marcello, et surtout pas de l’aimer. Totalement désemparée, elle s’est tournée vers ce qui lui restait : ses amies. De toute façon, à 44 ans, elle sait très bien qu’elle n’intéréssera plus aucun homme. Trop tard, trop vieille, trop tout. Les hommes sont malins. A nos âges ils vont chercher les femmes qui ont dix, quinze ans de moins qu’eux. Elle regrette presque que le sien n’en ait pas fait autant il y a une dizaine d’années. La souffrance serait derrière, digérée, avalée. Et puis surtout, ça lui aurait laissé une chance de refaire sa vie quand il en était encore tant. Pas comme maintenant où elle est condamnée à la solitude. Horrible sensation de s’être fait avoir. Il a pris d’elle le meilleur, ses plus belles années, sa jeunesse, son insouciance. Il la largue sans aucun scrupule à l’âge où plus grand-chose n’est possible pour elle. La solitude comme seule alternative.
Abandon. Total, définitif, cruel. Injuste aussi, bien sûr.