La peinture est à la recherche de son lieu. Naguère encore la toile remplissait parfaitement ce rôle : elle était une ferme et indiscutable image du mur, d’une certaine façon de voir le monde (ne parlait-on pas de marine ou de figure…), elle était cet espace où pouvait venir se refléter, se construire ou se transformer un certain regard sur la réalité ; elle était enfin une image assez stable pour que l’on en fît commerce, inaugurant ainsi dans l’art le phénomène de préfabrication. Encore fallait-il la neutraliser, ou la mettre à zéro, et toute une partie de la technique, de l’art, du peintre, consistait à en faire oublier la réalité textile ; les raisons techniques de résistance à l’oxydation se chargeaient aisément de tant d’autres qui tiennent à la symbolique du regard : c’est en disparaissant parfaitement comme telle que la toile pouvait devenir figure, symbole ou signe, pur champ sémiotique, à tel point que le lexique n’a guère fait de distinction entre le mur support de la toile et la toile support de la peinture. En ce sens le fait que, depuis quelques décennies, les peintres aient mis en cause cette stabilité, faisant apparaître la trame, attaquant la toile, la lacérant, l’éparpillant, l’émiettant, la reconstruisant, refusant ses formats commerciaux, et jusqu’à son orthogonalité symbolise, signale ou signifie, la disparition ou la perte du lieu, ou plus justement, cette perte illustre que la toile aussi bien comme signe que comme type de fabrication n’est plus adéquate pour donner figure à nos lieux, n’est plus figure de notre rapport à nos espaces. Si la mise en cause de cette figure fait référence à la façon inusitée dont nous vivons aujourd’hui notre rapport à l’espace physique immédiat, aux apparences, à nos espaces bâtis, et sans doute à l’espace social, elle est contemporaine des révolutions qu’a connues l’industrie textile elle-même : nos tissus de synthèse ne gardent plus que dans le nom la réalité de la trame et l’orthogonalité obligée de sa construction. Il y a là un axe de recherche pour l’étude des rapports nouveaux qui s’établissent aujourd’hui entre les arts et les industries du textile. C’est, sans doute , une même exigence ou une même nécessité qui anime ceux qui sont à l’origine de la fabrication textile et ceux qui en sont les rêveurs. La matrice générant le lieu de la peinture occidentale de ces derniers siècles, c’est le métier à tisser. Si le métier disparaît, si disparaît le tissu, ou le tissé, si disparaissent en même temps qu’eux les rapports à l’espace que la toile figurait de façon apparemment si simple et évidente : haut et bas droite et gauche, dans un répartition du monde dont le corps était mesure, et la station debout, l’orthogonalité la référence, auprès de quelles autres matrices aller chercher, ou créer, ce qui peut donner figure à nos espaces ? L’aventure de Pierrette Bloch me semble de nature à nous faire saisir quelles régions l’artiste, heurté par cette situation , aborde, ou, pour mieux dire, quelles régions inédites, quels paysages inouïs, il s’oblige à créer. Tout se passe dans son oeuvre comme si, saisissant de front la nouvelle problématique de l’espace, sa réalité physique et ses figures, elle était amenée à remettre en cause bon nombre des éléments de la pratique de la peinture, voire s’attaquer à d’autres champs sémiotiques que ceux de la plasticité, faire oeuvre enfin d’un certain nombre de mythes, ou de procédures mythiques...
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La première aventure consiste à créer un objet qui soit tout à la fois souvenir de la toile et oeuvre (peut-être d’ailleurs oeuvre en cela d’abord qu’il est mémoire), impossible support, comme le rêve de quelque tissu ajouré. En quoi Pierrette Bloch rappelle les dentellières, sauf qu’il n’est d’autre canevas que les doigts, d’autre mesure que le temps... Les noeuds de crin de l’un à l’autre filent, l’un à l’autre s’enchaînent, se tricotent, se crochètent, pour constituer peu à peu l’oeuvre, la maille. Ici ou là interviennent les variations colorées, ligne plus noire, plus claire ou plus fauve, ou le souci d’équilibrer l’ensemble : masses plus denses, zones plus aériennes, jusqu’à des pâleurs capillaires. Pourquoi dire autrement que j’aime ces objets qui semblent se charger de mythes artisans ou archéologues : ce qui suscite en moi l’émotion c’est d’abord l’apparente humilité du geste-matrice, le jeu des doigts sur les touffes de crin, l’obsession du nouage ; c’est ensuite, l’aspect aérien de l’objet ; tout comme m’éveuvent les dentelles, sorte de toiles pleines d’air, et de jour, et de jours ; c’est enfin l’ambiguïté de cette oeuvre tout à la fois objet et forme, espace nouveau, au sens ou je l’entendais plus haut, et l’incertitude de ses limites, l’impression, sinon d’inachevé ou d’inaccompli, en tout cas d’espace sans cesse pulsant, de lieu en constante construction. Le nouage n’est pas non plus étranger à l’émotion que j’éprouve : il m’a déjà été permis de dire, ailleurs, que je le ressentais comme une sorte de rêve d’archéologie, comme si l’artiste cherchait là une procédure qui fût antérieure au tissage ; il est vrai , enfin, que la boucle renvoie encore à bien d’autres réalités que celles de la constitution de tissus.
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Quelqu’un prétendait que Pierrette Bloch est l’une des dernières acheteuses de crin. La chose est possible ; elle suscite en moi une émotion inédite à l’idée que ces lieux de l’art, habituellement bâtis de fibres végétales, le sont, par Pierrette Bloch, d’éléments animaux que la qualité du crin rappelle à tout moment. L’animalité, le bouclage, ses densités se chargent d’humanité, de rêves d’odeurs moussues, d’un érotisme discret et poignant. Il m’a été de la même façon possible de dire combien ce nouage, et son accumulation doivent (ou rendent) à l’écriture. Pour qui connaît la calligraphie de Pierrette BLOCH, faite de grandes boucles proches de l’illisibilité, le rapprochement tient de l’évidence, d’autant que des dessins aux courtes boucles emmêlées préludent à la période des mailles, comme si l’écriture, perdant sa signification, pour se faire image s’était d’abord faite dessin, puis sculpture... ou toile. La même mise en cause qui affecte la figure plastique de l’espace affecte tous les champs sémiotiques, particulièrement, ou aussi bien ce lui de l’écriture (du texte).Encore faut-il préciser que le problème ne concerne pas seulement Pierrette Bloch : une récente exposition (1) a amplement montré la chose : c’est massivement que les peintres d’aujourd’hui font subir aux espaces de l’écrit les transformations qui intéressent les espaces plastiques. L’originalité de Pierrette Bloch c’est que, d’un même mouvement, elle construit un objet qui est en même temps nouvelle figure plastique de notre rapport à l’espace et image d’un rapport nouveau à nos espaces textuels, en quoi on peut prétendre que son oeuvre est doublement créatrice.