RAPHAËL MONTICELLI
Ce texte date de 1998. Il figure dans un opuscule sur Jean Jacques Laurent publié par l’association stArt à l’occasion d’une exposition personnelle de l’artiste à l’atelier d’art contemporain des musées de Nice. Jean Jacques Laurent avait intitulé son exposition « Ironie d’un sort ».
Deuxième approche
Peindre : construire une familiarité avec l’art
Au fur et à mesure du temps, (on voit quand on parcourt l’œuvre de Jean-Jacques Laurent, d’une année à l’autre, d’une série à l’autre, d’une pièce à l’autre) l’affaire de famille a rencontré l’histoire….Celle des autres, celle de l’art et du monde… Et c’est alors l’histoire qui s’est chargée de toutes les vertus, des qualités, et de la densité de la famille ; et les objets de la peinture qui ont pris des figures familières…
De cette familiarité Jean-Jacques a tiré plus de violence que de douceur dans ses rapports avec l’art : il peint comme on lutte, avec brutalité, en prenant volontiers les matières et outils à contresens, en explorant des supports de récupération, en cherchant à inscrire ses traces moins dans un tête-à-tête avec les grandes références de l’histoire de l’art que dans une conversation avec toutes les vies qui se déposent dans nos déchets.
Voilà peut-être pourquoi la peinture, la trace, la ligne, la toile sont autant de matières qui, chez Jean-Jacques, retrouvent leur maternelle étymologie. Les choses de l’art sont femmes, elles sont mères, épouses, filles, on les aime et on s’y adonne avec passion et aveuglement. Il y a ainsi quelque chose de physique, de charnel, de brutal ou tout simplement de brut, dans la façon dont Jean-Jacques entreprend la peinture.
Disons qu’il y a bien ici quelque chose qui a à voir avec l’art brut. En tous cas, Jean-Jacques aimerait que la peinture soit la pure trace d’une relation immédiate au monde. On emploierait les objets et les outils, on laisserait des traces, mais ce serait pure pulsion, nécessaire, spontané et naturel ; ça aurait la même aérienne nécessité que celle d’un chant d’oiseau ou d’un bruissement de sources, la même indiscutable composition qu’un soleil qui, se couche, ou un éclat de lumière, entre deux rameaux, à travers une toile d’araignée….Ce serait ainsi parce que ça doit être et il n’y aurait rien à en dire. Ce serait… Mais nous savons aussi (nous le savons bien « aussi » c’est-à-dire en même temps que nous rêvons l’impossible spontanéité première de l’art) que l’on s’aveugle quand on croit faire spontanément ce que l’on fait. Et Jean-Jacques plus que quiconque le sait aussi. Il sait que le peintre s’aveugle quand il croit que le pinceau s’accroche à lui comme une branche et une fleur nés de son bras et de sa main, que ce qu’il fait avec le pinceau est naturel, comme un incompréhensible et hasardeux donné, posé là par quelque grâce qui nous dépasse, tellement entouré de mystère que l’on ne peut ni ne doit s’interroger sur lui, sur sa pauvre et terrible matérialité, sur son lourd, banal et trivial statut d’outil…Or il est tout sauf naturel, cet humble objet : il est né de la nudité des hommes, et c’est à lui que les hommes doivent tous leurs rêves de lumière, toutes les illuminations….