RAPHAEL MONTICELLI
L’histoire que je vais vous raconter s’est passée en 1967 ou 1968, je ne sais plus bien. En tout cas, c’est à Nice. Je suis sûr du lieu. Et tout y est vrai. Je ne la trouble d’aucune fiction.
J’étais alors étudiant en lettres. Je fréquentais encore un peu le conservatoire, et passais du temps avec la jeune troupe des Vaguants, qui faisait, pour moi, figure d’ancêtre… Et chez les Vaguants, régulièrement, il y avait aussi des expositions d’art contemporain…
J’avais mes habitudes, à la rue Tondutti de L’Escarène, non pas à l’Ecole d’art qui y était installée à l’époque, mais à la boutique de Ben, chez « Ben doute de tout », invraisemblable capharnaüm dont on a une idée aujourd’hui au centre Pompidou, où l’on dit qu’elle est conservée, et au Musée de Nice, où Ben en a donné une sorte d’interprétation.
Chez Ben, mon plaisir, c’était la découverte des inscriptions, les si poétiques et parfois si violentes interprétations de l’orthographe du français, les objets –une vraie brocante- les disques, les revues. Les revues surtout. Innombrables, insoupçonnables : pas de vague de l’art qui, d’une manière ou d’une autre, n’aboutît sur ce rivage-là.
C’est sur les 3 ou 400 mètres qui séparaient les Vaguants de Ben que j’ai connu Marcel Alocco. Il avait alors un studio, plus ou moins atelier, à mi chemin, et j’allais le voir assez régulièrement. Lui aussi, comme Ben et les Vaguants, faisait pour moi figure d’ancêtre. J’avais récupéré chez lui la collection de la mythique revue « identités » qui avait alors cessé de paraître depuis 3 ou 4 ans –presque une éternité- j’avais découvert des œuvres –les siennes, qui, à l’époque, m’ennuyaient un peu, celles de Manzoni, celles des artistes de Fluxus. C’est dans cet atelier, chez les Vaguants et chez Ben, que nous avons donné naissance à la très éphémère revue « INterVENTION » dont le premier des deux numéros fut tiré sur la ronéo des Vaguants un 3 mai 1968…
C’est pour dire…
Marcel donc, un beau jour, au détour d’une conversation, me parle d’un jeune artiste qui a besoin d’un texte de présentation… Est-ce ça me dirait ? Oui, mais je ne suis pas très versé dans le travail des jeunes artistes. Les jeunes artistes non plus, puisqu’ils commencent et qu’ils ont tout à apprendre encore d’eux-mêmes même… Oui, mais les références : moi c’est quelques impressionnistes, et surtout les peintres primitifs siennois, Picasso, aussi, naturellement, mais, par exemple, les Surréalistes m’agacent, au contraire des dadaïstes. Que j’y aille, je verrai bien. Et qui est l’artiste en question ? Noël Dolla. Voici l’adresse, sur les quais du Paillon, dans une mansarde.
J’y vais.
C’est à l’angle du boulevard de Risso et de la rue Barla. Ça donne sur le pont Barla. Aujourd’hui, il n’y a plus de pont visible, mais le Musée d’art contemporain. Je grimpe les cinq étages. Porte à droite. Noël Dolla. Un carnet, un crayon sur la porte. Je frappe. On m’ouvre… Je me présente. C’est Marcel qui m’envoie. Oui, il m’a dit. Entre. Assieds-toi, tu bois quelque chose ?
Une entrée-living. Une chambre à droite, en entrant. Juste à côté, la cuisine. Dans le living des fils où des serpillières semblent finir de sécher, dans la cuisine quelque chose est en train de bouillir… Une lessiveuse…
On s’installe. Canapé contre le mur, face à la porte d’entrée, chaise. On parle. Qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que je fais. Les études. L’école d’art. Tous ces cons. On raconte. La mise à la porte. Les profs. J’apprends que Viallat est prof. Parti de l’école. Bon. Faut qu’on parle du texte. Je ne connais pas l’art contemporain. Moi, mes références, etc. Et la préhistoire, ça t’intéresse la peinture préhistorique ?… Ben oui, bien sûr. Et l’Egypte. Naturellement l’Egypte. Et Van Gogh. Parce que moi, Van Gogh ! Ah ! Van Gogh, j’en connais des reproductions et ce que j’ai vu au musée du jeu de Paume. Oui, oui, fort, c’est sûr… Mais Manet ? Manet ? J’ai le joueur de fifre, là dans la tête. Oui, Manet… Mais Van Gogh ! Tu as lu les lettres à Theo ?
…
Et ton travail alors ? Je me hasarde… Il est là, dit Noël. Là ? Il me montre les serpillières qui sèchent… Je commence un rire qui se brise sec. Je comprends d’un coup que c’est ça, les « œuvres ». Et il y en a, dans la lessiveuse, tu comprends je fais de la teinture à chaud, ça tient mieux.
Où étiez vous Simone Martini ? Fra Angelico ? Où vous teniez vous alors mes écrasants ? Où Michel Ange ? Où Cimabue ? Où étais-tu Giotto ? Que faisais-tu Manet ? Où étais-tu passé Renoir ? Le monde –mon regard au moins- ma conscience de l’art au moins- n’a pas basculé ce jour-là, elle a été littéralement bouleversée, cul par dessus tête. Je regardais l’évidence d’un questionnement, et plus rien ne bougeait dans mon crâne. J’étais saisi. Sans voix. Je dirais presque sans souffle. C’était là exactement ce que je ne pouvais pas accepter comme œuvre d’art et d’un coup ce que j’accueillais dans une sorte de confiance qui m’étonnait moi-même. Je dirais « éblouissement » si j’avais été dans l’émerveillement, dans la révélation, dans la compréhension. Mais rien de tout ça, non, rien.
Alors qu’est-ce que tu en penses ? Rien. Je n’en pensais rien. S’il y avait face aux serpillières et à la lessiveuse une pensée en moi, je ne la savais pas encore, elle était enfouie sous d’épaisses couches cérébrales, tout au fond d’un cortex paresseux. Je ne sais pas. Je n’en pense rien. Je. Je ne m’attendais pas à… On descend boire un café et on en discute ?
Nous avons bu plusieurs café et nous avons commencé à discuter…
Et je n’ai jamais cessé d’en discuter.