RAPHAEL MONTICELLI
Inédit, ce texte a été rédigé en 2009. Souvenirs d’enfance. J’avais 7 ou 8 ans.
Je suis retourné dans la grande église de Notre Dame Auxiliatrice, à Nice. L’église qui a tramé mes premiers rêves et mes premières exaltations. Mes premières émotions. Presque toutes mes premières émotions. La poésie, le récit, le théâtre, le rite, le happening, l’event, la musique, la peinture, la sculpture, la technologie, le calcul, la traduction, l’antiquité, l’archéologie tout s’enracine là dedans. Et dès que l’on sort de l’église et des mythologies, c’est la grande et solide figure de Don Bosco. La pédagogie, les apprentissages, l’organisation du temps, le souci de l’étude, la papeterie, l’imprimerie, le patronage, les colonies de vacances.
Mes stations dans l’église alternaient avec mes visites au presbytère. Quand j’avais épuisé le silence et les échos, quand j’arrivais au bout des questions et que je devenais incapable d’entendre les petites voix qui accompagnaient les fresques, les vitraux, les sculptures, j’allais voir l’abbé.
Le presbytère était tranquille et frais. Dans le petit bureau de l’abbé Marc J. tout était livres. Les livres de prière entouraient le père Marc. Sur le mur, face à lui, une banquette, chargée de BD, où ses jeunes visiteurs pouvaient s’installer. Mortimer, Spirou, et surtout Tintin. Tous les Tintins. Dans une pièce voisine des livres empilés. Il y en avait parfois tant que l’on avait du mal à passer. L’abbé Marc était l’aumônier de la prison qui se trouvait juste derrière Notre Dame Auxiliatrice. Toutes les bonnes âmes de Nice se débarrassaient chez lui des livres qui encombraient leurs intérieurs, leurs greniers et leurs caves. Quand je passais dans son bureau l’abbé me disait : « va donc voir si quelque chose t’intéresse à côté »… Et j’allais nager dans les livres.
« Ne vont-ils pas vous manquer, monsieur l’Abbé », je lui disais. « J’ai déjà fait mon choix. Ceux qui restent, ils n’intéressent pas mes amis. On les jettera. »
Ça sentait le papier moisi et la crotte de rat. C’était parfois ficelé à la hâte, vaguement classé par année. Tout le XIXe siècle s’empilait là : revues surannées, ouvrages d’inconnus, mathématiques faciles, Imitations de Jésus Christ, vieux missels, amusements de la jeunesse, prix de conduite, belles reliures aux armoiries d’une école ou de la ville. A la fin d’un épisode de Tintin je me glissais dans la pièce aux froufrous fatigués. J’emportais tout ce que je pouvais tenir.
Dans le bureau, je lisais ; l’abbé écrivait. On pouvait passer des heures ainsi. Je rencontrais rarement du monde. Nous parlions peu, en dehors des fréquentes confessions… J’étais assuré que ce que je lui disais alors était couvert par le plus sacré des secrets. Ce n’était pas à lui que je m’adressais. Il n’était qu’un intermédiaire qui demandait en outre à Dieu la grâce d’oublier. Le jeudi, dans la cour sur laquelle donnait la fenêtre du bureau, les enfants du patronage jouaient à la guerre. Protégés par des boucliers, les rouges et les verts se battaient à coup de balle, si je me souviens bien, avec des règles complexes, sous l’arbitrage du curé. « Tu ne veux pas aller jouer avec les autres ? » me disait l’abbé. Il y avait trop de cris dans la cour. Trop de mouvement et de brutalité. . Je préférais la cour vide. Je m’inquiétais pour les arbres. « Il faut que tu bouges », me disait l’abbé. « Je bouge », je lui disais « Je bouge ».
Je gardais le bureau et renseignais les gens quand l’abbé devait s’absenter. « Je vais répéter - me dit-il un jour. Tu veux venir avec moi ? ». Je ne savais pas ce qu’il devait répéter, ni même ce que répétait signifiait, j’acquiesçai donc. Je le suivis jusque dans l’église. « Je vais te montrer quelque chose ». J’attendais. « Tu as déjà été dans l’orgue ? » J’avais entendu l’orgue. Je n’avais pas imaginé qu’on pouvait y entrer. Il avait appuyé sur un bouton. « Fais attention », dit l’Abbé. J’avais voulu m’asseoir, j’avais déclenché de monumentales sonorités.
Pendant tout le temps qu’il répéta, je restai là, assis, dans le déferlement des souffles amicaux. Une tempête harmonique, des tonnerres fraternels, des étourdissements, des envolées, des pépiemenents, des piaillements, des voix berceuses, des grondements rassurants, et des mélodies qui s’évadaient de là derrière, distillés par chaque tuyau et qui nous poussaient, nous traversaient avant de se déployer dans la nef, s’infiltrant dans les recoins, les fentes, ricochant sur les vitraux, jouant avec la lumière, se mêlant aux couleurs, et en gardant pour chacune une tonalité différente, se réverbérant encore à travers la nef, tourbillon sonore rafraîchissant qui se réalimentait de lui-même. Et pour bien mesurer le miracle, il fallait être attentif à toute la vulgaire et magnifique mécanique sans laquelle aucune harmonie n’aurait été possible et qui permettait de s’émerveiller de la distance entre la nécessaire technologie et l’invraisemblable harmonie : la soufflerie, les registres, les clapets, les bruits de bois, de métal. Tous les gestes si simples, si faciles, si contrôlés pour que se déploie la plénitude des voix du ciel.