RAPHAEL MONTICELLI
Ce texte a été rédigé en 2006, peut-être. Si je ne fais pas erreur, deux amis l’ont mis sur leur site : Martin Winckler et Ludovic Bablon. J’ai souvent raconté cette anecdote en formation de formateurs à l’éducation artistique.
Septembre 1970. j’ai 22 ans. Je suis nommé à Pithiviers (Loiret), lycée Denis Poisson. J’ai des 5ème et des 1ère... Pithiviers... Entre Beauce et Gatinet. Les champs de betterave, les sucreries, l’odeur lourde de la betterave qui fond dans la puanteur pour devenir sucre, les biscuits, les usines de produits pharmaceutiques. Le pâté d’alouette. Le gâteau... de Pithiviers. Une ville tranquille. Un mail (pas le courrier électronique, la promenade , le cours). Un urbanisme suranné. Une architecture très XIXème... Mes premiers élèves...
La Beauce, le Gatinet. Une France inconnue de moi... La France Profonde. La douce France. A 82 km : Paris. A 45 : Orléans... Dans un rayon de moins de 80 km : Fontainebleau... Et Chartres... Chartres !! Que je ne connais pas. Un pays d’anciennes comptines hanté par des blondes aux yeux noirs.
Septembre 70... Je lis qu’un concert d’orgue va se donner dans la cathédrale de Chartres. Chartres ! à 70 km de là. A deux tours de roue. Je rêve de Chartres depuis Péguy. Depuis Duby. Quant à l’orgue... Je suis de ces traditions qui ont connu l’orgue en naissant. Les enfants du christianisme occidental sont nés dans des orgues et ont grandi dans le grondement harmonique de ses tuyaux.
Je décide de m’offrir ce plaisir. Ce luxe. Prof à 70 km des orgues de Chartres. Une heure de route et je peux plonger dans 7 siècles -ou 7 fois 7 siècles- d’histoire, dans la nuit, dans ce berceau de pierre, d’air, de musique. Je décide.
Mais comment y aller seul ? Comment jouir en solitaire de ce plaisir qui n’est à portée de ma main que parce que j’ai été déplacé là par des forces qui me dépassent infiniment. Que parce que des générations depuis longtemps disparues ont balisé le territoire et le temps. Que parce que des maîtres de toutes sortes et de toutes origines se sont assemblés pour travailler ensemble. Que parce que aujourd’hui encore, pour faire vibrer l’air de la cathédrale de Chartres, des quantités de gens, musiciens et éclairagistes, électriciens et balayeurs, guichetiers, secrétaires, journalistes, imprimeurs, se sont donné le mot.
Comment ne pas partager ? Et avec qui partager ? Je lance des invitations dans mes classes de première. J’offre le transport. Ils ont été trois à répondre. Heureusement. Je n’avais pas plus de place dans ma Fiat. Je ne vous dis rien de l’aller. Rien du concert. Rien du choc. Rien de l’architecture. Rien de la rosace aveugle dans la nuit. Rien du retour. Rien des discussions. Rien de la fatigue de ces adolescents à peine moins âgés que moi. Rien de leur endormissement pendant le trajet.
Ce que je veux dire, c’est la longue et lente rumination qui a commencé cette nuit là en moi. C’est le malaise qui m’a pris cette nuit là et qui ne m’a plus lâché. C’est la révolte qui m’a pris cette nuit là sur la route entre Chartres et Pithiviers. Pour d’insondables raisons, j’aimais la musique. Par quelles incompréhensibles voies en étais-je arrivé à rêver de Chartres ? Pourquoi Péguy m’avait-il tant secoué depuis l’âge de raison ? Ce n’était pas le problème encore. Le problème, c’était de voir dans ma voiture 3 élèves avec qui j’avais partagé cette émotion. Trois élèves seulement. Pourquoi ceux-là ? Et les autres ? Pourquoi 3 seulement ? Et pourquoi avais-je proposé ce partage ? De quel droit ? Qui m’y autorisait ? Qui garantissait que c’était bon pour eux ? Et si c’était bon pour eux, pourquoi n’y avait-il pas tout simplement droit ? Et si eux en avait le droit pourquoi pas mes 80 autres élèves ? Et pourquoi pas tous ceux du lycée ? Et pourquoi pas tout le monde ? Ceux qui n’avaient pas eu droit au concert de Chartres, de quoi avaient-ils été privés ?
C’est dans la nuit entre Chartres et Pithiviers que je me suis promis de ne plus réserver l’art, la musique, la peinture, la poésie à quelques uns seulement. Que je me suis juré que je ferais tout pour que personne n’en soit exclu. Que j’ai décidé que je ne pouvais pas être seul juge de ce qui était bon pour les autres. Et que, paradoxalement, j’ai pensé qu’il y avait une si grande injustice à ce que seuls quelques uns profitent de ce qui était nécessaire à tous, que je préférais, somme toutes, que le nécessaire manque clairement à tous -de façon criante- plutôt que de me complaire dans l’illusion du plaisir partagé entre connaisseurs, et de m’en satisfaire.