RAPHAEL MONTICELLI
Inédit, ce texte a peut-être été rédigé en 2017. J’ai souvent raconté cette anecdote qui se déroule au début des années 1990.
Pendant quelques années j’ai été chargé de cours sur l’art contemporain à la fac de Nice. Une trentaine d’heures chaque année pour des étudiants de 4e année dans la section « art, communication, langage ». Dès la première séance, j’ai noté que si certains d’entre eux avaient des rudiments en histoire de l’art, aucun n’avait idée de ce qu’était l’art contemporain. Beaucoup connaissaient deux ou trois noms -ceux des médiatisés- mais personne ne parvenait à penser que les artistes se posaient des questions, traitaient des « problèmes ». En revanche beaucoup répétaient la formule attribuée à Picasso : « je ne cherche pas. je trouve ». J’ai donc décidé de ne pas faire cours dans les locaux de l’université où, après tout, l’art n’est guère apparent, et d’aller là où des êtres vivants le produisent ou le montrent : les ateliers, les musées.
Cette histoire se passe dans un musée : au MAMAC de Nice qui avait ouvert peu d’années auparavant.
Le groupe était constitué d’une vingtaine d’étudiants. J’ai rarement « fait cours » dans ma vie d’enseignant : je cherche à provoquer des questions, et aide à construire des réponses. Pas de questionnaire. Pas de fiche de visite. Pas de discours face à une œuvre. Je propose de faire le tour des salles, chacun à son rythme, seuls ou par petits groupes, de noter les réactions -ou l’absence de réaction— les questions, les colères, les remarques -si futiles puissent-elles paraître. De se réunir ensuite dans l’une des salles, de déballer le tout et d’en parler. Le « cours », ce sont mes propres interventions dans cet ensemble.
Ce jour-là, l’une des étudiantes, canadienne, croisée dans l’une des salles, m’avait dit, sur le ton de la confidence : « M’sieur, j’ai d’la misère devant tout ça ». J’ai traduit « j’ai du mal… ou je ne comprends pas ». « Mais vous avez étudié ça, non ? Vous connaissez… » « En cours, c’est pas la même chose »…
On se réunit. Parole. Échanges. Je les vois chercher une œuvre dont il pourrait dire quelque chose. Autre chose que rien. Autre chose que de l’incompréhension. Autre chose que du rejet. On s’accroche à Rauchenberg. Le collage. Le mélange des images. On ressort des lambeaux de cours, des phrases de livres. Nikki de Saint Phalle ? Ça coince. Soudain, un coup de colère… Le jeune homme qui prend la parole est en général jovial, courtois. Poli, sérieux, un rien décontracté. Il lance : « Mais le machin, là, le truc, le paquet plastic, ne me dites pas de c’est de l’art ! » - « Quel truc ? Où ça ? Allons-y. Guidez-nous ». Et nous voici devant la poussette emballée dans un vynil de Christo.
Il prend ses camarades à témoin : « Alors ? C’est de l’art, ça ? »
Rires, sourires et murmures.
Je répète, comme pour faire entendre ce qui a été dit, en donnant à la question une tonalité d’évidence : « Oui, alors ? C’est de l’art, ça ? »
Murmures encore. Mots. Phrases incomplètes.
On s’adresse à moi :
« Et vous ? Dites-nous… C’est de l’art ? Et en quoi ? »
Moi : « Oui, c’est ça. Est-ce que c’est de l’art ? Qu’est ce que c’est ? »
Je m’adresse au jeune homme : « Alors ? C’est de l’art ? … vous pensez à quoi d’autre ? »
Lui : « Tout ce plastic, là… C’est insupportable »
Moi : « Ah… Vous ne supportez pas ça… »
Lui : « Et avec le temps c’est comme gris. Plein de poussière. »
Moi : « Du gris. De la poussière »
Lui : « Et dedans. Ça. Ça qui est emballé, là. Une poussette. Une poussette d’enfant. »
Moi : « Du gris. De la poussière. Et dedans une poussette d’enfant »
Lui : « Ça me fait penser à un vieil hôpital. C’est insupportable de penser à l’enfant qui a été dans cette poussette. Ça me fait penser aux départs. Aux objets qu’on transporte sur le toit d’une voiture. »
Des voix : « Ah oui.. c’est ça. On pense à des tas de trucs comme ça »
Lui : « Comme ces images d’exodes »
Moi : « Comme ces images d’exodes »
Lui : « Oui. C’est terrible ce truc »
La suite de la discussion se perd dans ma mémoire. Son détail. J’ai souvenir souvent de débuts de ce genre, comme on se souvient d’une première rencontre. D’un évènement marquant. Ensuite… Ensuite, je sais que la discussion a été vive. Que j’ai dit qu’il m’importait peu que ce soit de l’art ou non. Qu’évidemment, si on appliquait à cette chose de Christo les critères qui nous font reconnaître un de Vinci ou un Michel Ange, on ne pouvait rien en tirer… Quoique…
Je me souviens que le jeune homme est resté ensuite silencieux. Je me souviens qu’il est intervenu enfin pour dire : « Je crois… Je crois que si j’ai parlé de cette chose, c’est que ça m’a troublé. » Ou une phrase de ce genre.
Je sais que j’ai dû leur dire qu’en effet, ce que nous rejetons dans les objets que nous proposent les artistes de notre époque, c’est notre époque, justement. La violence, la déraison, l’inquiétude, le douloureux espoir de notre époque.
J’ai dû leur dire de refuser les objets qu’ils verront. De refuser d’y voir de l’art. Mais de ne pas refuser les images, les idées, les colères que ces objets font naître en eux. De ne pas refuser la part d’eux-mêmes que ces objets fait naître en eux, ou révèlent en eux.
J’ai dû leur dire plein de choses. Je ne fais pas cours, mais je suis bavard…
Nous sommes allés ensuite devant la voiture écrasée de César. je vous laisse imaginer comment ils en ont parlé. je vous laisse aller voir la poussette et la voiture et vous propose de vous écouter vous même…
Face à la voiture, à un moment de notre échange, quand je vous aurai parlé des crashes de voiture au cinéma, je vous parlerai de l’art du plissé, de la représentation des plis dans la peinture et la sculpture -et je pourrais partir de l’antiquité- et je vous parlerai des corps que le pli du vêtement cache. Et des plis du plastic sur la poussette de Christo. Et des plis du métal, chez César, et d’autres artistes du métal. Et après vous avoir dit que le pli, dans la peinture, est une représentation de la toile qu’ils font oublier, je vous demanderai : « Alors ? Sous les plis de la voiture écrasée, où sont les corps ? »
Je ne fais pas cours. J’aime vous écouter, parce que vous êtes toujours « justes ». Et que j’ai, aussi, des choses à vous dire.