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MICHEL BUTOR

Comment écrire sur Jasper Johns, Constellations

© Michel Butor
Publication en ligne : 2 juillet 2009

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Artiste(s) : Jasper Johns , Vecchiet Ecrivain(s) : Butor (site)

Peinture de rimes. Le texte lui aussi peut pivoter sur des mots ambigus. Ce sont nos homonymes. Telle suite de lettres bien reconnue peut passer brusquement d’une série à une autre. L’exemple le plus classique est celui qui nous enjoint de ne pas confondre le "lion" animal rugissant, et le "lion" constellation céleste, nommée d’ailleurs ainsi sans doute à cause d’une ressemblance imaginairement découverte avec l’animal rugissant.

Une jeune Péruvienne se demande si elle est amoureuse du Philippin. Le 2 novembre Christophe Colomb donne six jours à un gentilhomme de son bord et un juif parlant l’hébreu, le chaldéen et l’arabe, pour se rendre munis de colliers de perles auprès du grand Khan de la Chine. De l’autre côté du fleuve on pressent la guerre. Clauses secrètes. Plus on s’éloigne du pôle Sud moins les nuits diminuent. On murmure des menaces. Monsieur trouve que sa secrétaire est mal logée, qu’il faut arranger ça. Une fleuriste polonaise dispose un rameau brun près d’un lilas bleu. On bombarde l’arsenal.

Après la découverte de ce que nous appelons encore aujourd’hui le nouveau monde, les navigateurs découvrirent une autre face cachée non seulement de la Terre, mais du ciel. Après avoir traversé l’équateur, ils virent tourner au-dessus de leurs têtes des constellations inconnues.

Le jeune Portugais ne peut plus se passer de la Rhodésienne. De l’autre côté de la mer on craint la guerre. Défilés de stars. A l’équateur les jours sont toujours égaux aux nuits. Le Soleil est dans le Scorpion. Des orateurs prédisent la fin d’un monde. Madame est jalouse. Un artiste roumain pose une étoile rose sur un fond vert. On fouille les ruines de l’hopital.

Au continent de la révolution il y avait
autour de la ville du dieu sombre d’immenses
pyramides édifiées par des peuples anciens
dont on se demandait s’ils n’étaient pas des dieux...


Dans les villages on apprend la déclaration de guerre. Jubilés. Plus on approche du pôle Nord plus les nuits sont longues. Les journaux annoncent une invasion de nouveaux microbes. Un contrôleur des contributions poursuit ses inquisitions. Un couturier ruandais pose une écharpe d’une couleur inconnue sur une robe jaune.

Les Grecs nous avaient transmis des noms pour les constellations de l’hémisphère nord, sans que nous puissions savoir si ce n’étaient pas des traductions de traditions plus anciennes. Le ciel de nos contrées est tout mythologique autour de l’histoire de Persée, et nous ne nous soucions guère de reconnaître des ourses dans les deux ensembles d’étoiles qui portent ce nom. Mais nos ancêtres pensaient qu’il y avait à cela une justification figurative.

La guerre s’étend dans les faubourgs. Famines. Au pôle Nord c’est la nuit de six mois ; on voit Andromède. Les murs de recouvrent de cadavres. Une institutrice tombe de fatigue en sortant de sa classe.

Quand toi cherchant toujours la mystérieuse
île du miroir sacré dont nul n’aurait su
conter les mérites et la cité des grottes sculptées
aux courtisanes si habiles que les étrangers
disait-on qui en avaient joui une fois
rentrés dans leur pays ne songeaient...


La guerre se calme un peu dans les écoles. Persécutions. Plus on s’éloigne du pôle Nord moins les jours diminuent. On entend à la radio des chansons sentimentales. Quelque part un futur musicien commence à marcher. Neige sur la savane. On recommence.

Les navigateurs européens se sont ingéniés à discerner des objets dans le ciel nouveau ; ils ont réussi à y reconnaître d’abord celui de leur vie quotidienne, c’est-à-dire de la navigation même : l’astrolabe, le sextant, le gouvernail, la poupe, la voile, mais aussi des personnages qui leur semblaient particulièrement significatifs : ainsi l’Indien, le Sculpteur et le Peintre.

La guerre reprend dans les camps. On perd son temps. A l’équateur les nuits sont toujours égales aux jours.

Qu’à y revenir lors de ton dernier voyage
une terrible tempête éclata dispersant
tes navires au cours de la nuit et toi
sur le point de mourir de désespoir tel Job
te voyant interdire l’accès de cette terre
que tu avais trouvée au prix de sueurs de sang
et d’autres ouragans t’ont malmené
tout au long de l’isthme central
déjà derrière l’horizon moutonneux du temps
couvaient explications hurlements et expositions
des guerres civiles et des renaissances


Ici la guerre s’éternise. On rêve à la paix.

Une tache de mûres pour Benjamin Harrison, petit-fils de William, sous la présidence de qui se joignirent aux 39 étoiles précédentes : WASHINGTON, l’Indien Kolaskin à 20 ans devint gravement malade, le corps gonflé et couvert d’ulcères, les jambes raides ; IDAHO, bleu, hématite, magnétite, chalcopyrite, galène ; MONTANA,l’or ! il y a de l’or, les villes fantômes ; WYOMING, ô nuit ! mère nuit ! nuit de germination ! ô sourde Amérique la nuit ; DAKOTA DU SUD, bleu, peewees des bois, l’hiver, lacs gelés, vent gelé, Soleil gelé ; DAKOTA DU NORD, bleu, faucons canards, l’hiver, le vent glacé, soulevant la neige glacée sur la terre glacée ; et qui mourut le 13 mars1901 à Indianapolis, Indiana, âgé de 67 ans ; puis OKLAHOMA, ARIZONA, NOUVEAU MEXIQUE, pour arriver aux 48 Etats de la jeunesse de Jasper Johns, auxquels s’adjoindront plus tard : ALASKA et HAWAII. Les premiers drapeaux du peintre ont 48 étoiles ; à partir des années 60 ils en ont 50. Dans le VENTRILOQUIST de 1983 et plusieurs oeuvres sans titre de la même période, il y en a un de 48 et un de 50. Dans l’été des QUATRE SAISONS, les deux drapeaux en ont 48. Rappelons l’existence en 1955, d’un drapeau fantôme, d’un drapeau blanc pour la paix, d’un drapeau utopiste à 64 étoiles. Quels seraient les14 nouveaux Etats ?


A côté la guerre s’achève enfin.

Ainsi certaines des étoiles du drapeau américain se mettent à désigner le peintre, et les rayures, parfois celles du pantalon de bagnard ou la grille qui rend infranchissable la fenêtre de la geôle, deviennent barreaux d’une échelle pour s’évader. Nous avions depuis longtemps atteint notre vitesse de croisière, quitté les rivages américains dans notre retour. Nous amorçons déjà notre descente vers les montagnes et problèmes du vieux monde, pas plus vieux que l’autre à vrai dire, lequel était dans certaines de ses régions aussi passionné au moins de calendriers et d’astronomie. Il faut attacher les ceintures, relever la tablette et le dossier de vos sièges, éteindre vos cigarettes si vous êtes encore de ceux qui fumez cet ancien sacrement de la paix devenu menace pour notre respiration.

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