MICHEL BUTOR
J’ai longtemps rêvé sur l’ordinateur, même lorsque c’était une lourde machine qu’il fallait refroidir avec circulation d’eau et dans laquelle on introduisait l’information sous forme de cartes perforées. Je rêvais qu’on me permît de l’utiliser quasi clandestinement pendant les heures de calme, la nuit par exemple, pour l’apprivoiser, m’y mesurer, m’y embarquer. Les années ont passé sans que je découvre ce clairvoyant mécène.
Mais pendant ce temps les machines se sont considérablement améliorées, allégées, assouplies, se sont répandues partout dans nos pays : aux guichets des banques ou des agences de voyages, chez les secrétaires des médecins ou des avocats, dans les chambres des étudiants ou les salles des écoles. Il a pourtant fallu encore longtemps avantque l’écrivain marginal pût en profiter.
Mes collègues professeurs qui n’en attendaient pas grand chose, se sont équipés avant moi ; et aussi de nombreux écrivains routiniers avec leur rang marqué sur la liste des meilleures ventes de la semaine. Et l’instrument que j’utilise enfin, acheté au bonheur d’une occasion, est déjà une vieillerie par rapport aux leurs.
Je déplore sa lenteur et ses raideurs, son manque de capacités. Je ne dispose que d’une imprimante quasi antédiluvienne, et j’ai honte quand je compare mes pages à celles des heureux possesseurs de coûteux modèles plus récents. L’écran est trop petit pour mon goût ; je voudrais qu’il ait le format A4, la taille d’une feuille dactylographique habituelles, et naturellement je le voudrais enluminé de couleurs.
Mais par l’intermédiaire de ce noir et blanc, de cette étroite lucarne, à quelles prodigieuses aventures de transcriptions et traductions, de combinaisons et multiplications, ne suis-je pas convié ! Copier, couper, déplacer, coller ; à droite, à gauche, plus haut, plus bas ; agrandir, diminuer, reprendre, mettre en réserve ; aligner, souligner, distinguer, encadrer ; changer les caractères, séparer les paragraphes et les pages, refondre, reserrer ; parcourir, fouiller, identifier, classer ; et toujours aveccettedanse délicate sous les yeux tandis que je caresse voluptueusement le clavier du bout de mes doigts.
Ainsi j’écris ces quelques mots.
Je recopie cette ligne en y introduisant un nouvel adverbe :
Ainsi j’écris deux fois ces quelques mots.
Je change l’ordre, comme dans la célèbre scène du Bourgeois gentilhomme :
J’écris ainsi trois fois ces quelques mots.
Et je continue :
J’aurai ainsi écrit quatre fois cette ligne.
Je rature :
Cette ligne, que j’aurai déjà écrite cinq fois, je la transforme ainsi :
Ligne qui s’allonge et déborde, mots qui s’ajustent et se multiplient, sous mes yeux, sous mes doigts, en cette sixième version déployez vos ailes et envolez-vous dans l’espace des paragraphes et des pages.
Enfin pour aider cet envol
découpons les lignes en vers
comme en une chanson d’antan
voici le septième couplet
où les mots se métamorphosent
échos mariages naissances
multiplications aventures
courant voluptueusement
parmi l’écume du clavier
de sable en île et en nuages
de livre en concert et voyages
de ville en fouille et découvertes
pour l’éloge du traitement
des maux de notre fin de siècle
ou le traitement de l’éloge
dont soit digne un siècle prochain