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RAPHAËL MONTICELLI

LE LIVRE D’ARTISTE, Ces lumières parmi nous

Publication en ligne : 25 mai 2023

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En octobre 2018, la bibliothèque de l’université de Cambridge organisait une présentation des éditions de la Diane française à l’occasion des 25 ans de la maison. Un catalogue "Le livre et sa matière" était alors publié avec des textes de Jean Khalfa, Alain Freixe et des illustrations des artistes liés à la Diane française.
"Ces lumières parmi nous" est ma contribution au catalogue.


À Venise je dispose, sur le Campo San Polo, d’un logement que me prête, de temps en temps, un ami amateur d’art. Local tout en longueur. Une seule fenêtre, dans le grand salon d’entrée, donne sur le Campo.

Le Campo San Polo est vaste. La plus grande place de Venise après San Marco, dit-on. Peu fréquenté. On vient y promener son chien. De rares passants. Quelques bancs. Des oiseaux, aux bonnes heures. Une place de ville dans une atmosphère comme rurale. Le Campo s’anime seulement pendant La Mostra : il devient alors, le soir, cinéma en plein air ; restent, pendant ces journées là, les installations nécessaires aux projections.

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Je sors. M’arrête sur le pas de la porte de l’immeuble. Juste le temps de me charger de l’air du temps. Ferme un instant les yeux pour avaler l’image du Campo, sans doute inchangé depuis des siècles, à quelques aménagements près. Le même espace. La même densité de l’air. La même lagune. Et, peut être, au fil des ans et des saisons, le même air, la même tension de l’air.

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Hors les points touristiques et les vaporetti, toute Venise est ainsi. Une enclave dans le temps. De la terre -erratique- dans l’eau. Et des places, des rii, des ponts, des passages couverts. Marcher dans Venise : se déplacer sur plusieurs strates de temps.

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Je sors et quitte Campo San Polo. Le parcours ne sera pas long pour arriver à mon but : Rio Terà Secundo. Quelques rues -des ruelles forcément toutes piétonnes- creusées d’ombre, façades plus ou moins rongées, une ou deux placettes, un brusque virage de la rue lors de la rencontre avec l’une des tentacules de la lagune (et l’on s’arrête, on rêve devant l’une de ces innombrables fiançailles de la terre et de l’eau), un pont... un seul sur le trajet (arrêt encore pour saisir un de ces reflets dont on se dit qu’il est unique, qu’ils ne se reproduira jamais, qu’il ne restera aucun témoignage de cet instant tremblant où sur une surface se sont mêlées des couleurs d’eaux secouées de courants, d’algues, d’animaux, et des reflets de terres, d’embarcations, de bâtis, de passants, sous une lumière où se joue le concert d’une saison, d’un jour, d’un moment précis de ce jour, de l’état du ciel, de la course d’un nuage, du passage d’un oiseau, de la position des luminaires sur terre et dans le ciel. Tout comme on ne verra jamais deux œuvres identiques, ni même deux estampes de la même plaque, ni même deux tirages de la même photo).

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Je parviens au Rio Terà Secundo... quelques pas encore et je vois la maison que je cherche. Petit immeuble à un étage avec un balconnet. Installée là depuis un demi millénaire. Et à chaque instant donnant une image différente, non seulement en raison des ombres et des lumières qui font leur lent chemin dans le Rio, mais pour les imperceptibles modifications des enduits, et, plus profonds, les mouvements de la bâtisse, de ses briques, de sa structure osseuse.

...

 

++++

Deux plaques sur la partie droite de la façade.

L’une rappelle qu’en ce lieu fut fondée l’académie aldine.

L’autre porte cette mention :

MANVCIA GENS ERVDITOR NEM IGNOTA

HOC LOCI ARTE TIPOGRAPHICA EXCELLVIT

La porte est close. Incapable de frapper, d’appeler, de demander qui ou quoi aujourd’hui occupe les lieux. Je reste là. Je regarde la façade.

.....

Je pousse la porte.

J’entre dans l’atelier d’Aldo Manuzio. La plus prestigieuse des imprimeries de la renaissance vénitienne.

Un siècle nouveau vient de se lever. Parmi les fureurs humaines, comme toujours, des lumières. Je reste sur le seuil, comme interdit. Ici, on s’affaire et on m’ignore.

Je sais qu’ici sont réunis corps et esprit. Les yeux courant de la casse au manuscrit. La main qui, un à un, a composé les mots et l’intelligence qui a écrit les mots. Les bras qui portent le papier, ceux qui tirent sur la palanche, font descendre la platine sur la feuille de papier qu’elle presse - comme on le fait du raisin - pour qu’elle épouse le texte et absorbe la juste quantité d’encre. Les yeux, à l’affût sur les morasses. Et l’odeur, enivrante, de l’encre ; et l’intelligence de l’organisation. Je crois entendre des mots. Je ne les comprends pas. Je ne saurais dire la teneur des conversations pendant le travail. Y en a-t-il seulement. Je ne sais pas reconnaître Aldo Manuzio. Ne sais pas même s’il est présent. S’il reste dans sa typographie ou s’il est en discussion avec l’un de ces érudits qui préparent les textes qu’il éditera.

Mais je sais son rêve. Je sais son attention aux détails pratiques. Non seulement la composition d’une page, la subtile répartition des mots sur la ligne, mais aussi la forme même de chaque caractère, l’introduction de l’italique, l’emplacement d’une image, le rapport entre images et textes, l’image que rend le texte, et l’image que rend chaque page, et l’image que rend chaque livre, pages assemblées, ensemble relié.

Je sais son rêve. Que chacun puisse, à moindre frais, emporter dans sa poche ou sa besace, une partie au moins de sa bibliothèque. Une partie de l’intelligence humaine. Un livre de poche, en quelque sorte, comme un musée de poche.

Je sais son rêve : que chacun, sachant lire, puisse accéder à ces textes qui ouvrent la pensée et la sensibilité humaine.

Et j’entends la voix amicale d’Érasme. Il s’adresse à l’imprimeur-éditeur. Il lui dit :

« J’ai souvent souhaité dans mon cœur, très savant, Manuce, que tout l’éclat apporté par toi aux deux littératures, grecque et latine, grâce non seulement à ton art et à tes impressions d’une finesse sans égale, mais aussi à ton génie et à ton éminente science, revienne vers toi pour te rendre l’équivalent de ce que tu as donné. Car pour ce qui concerne la gloire, il n’y a aucun doute que le nom d’Alde Manuce volera jusque dans le plus lointain avenir dans les bouches de tous ceux qui sont initiés au culte des lettres. »

Je l’entends lui dire son admiration pour ses éditions d’auteurs grecs. Il ajoute :

« Je me demande ce qui t’empêche de nous avoir donné depuis longtemps le Nouveau Testament, ouvrage capable, si je ne me trompe, de plaire à tous »

Je l’entends lui dire encore :

« J’estimerais l’immortalité accordée à mes œuvres, si elles venaient au jour imprimées dans tes caractères, de préférence ceux qui, assez petits, sont les plus jolis de tous. Le volume ainsi serait des plus minces, et la chose réalisée à peu de frais. »

L’atelier est-il silencieux ? La voix d’Érasme se mêle peut-être à celles des érudits, des passants, des correcteurs, des travailleurs du livre.

Et par quels chemins, quels truchements inconnus de moi, les livres construits ici, dans l’atelier d’Aldo Manuzio, se sont-ils retrouvés dans tant de bibliothèques ? Et jusque dans celle de Trinity College ? Et combien de ces exemplaires, invendus alors, trouve-t-on encore, comme neufs !

Je me secoue.

Je regarde la façade de la maison d’Alde Manuce.

++++

La Bibliothèque principale de Nice. Toute en longueur. On ignore, en entrant, les espaces administratifs. Les réserves. Des livres ; au delà des livres, des tables de lecture et de travail. Tout au fond, une fenêtre donne sur un jardinet. De part et d’autre de cet immense couloir, on sait, sans les voir, les salles de réunion, de projection, de conférence, et le bâtiment qui surplombe le tout auquel on a donné la forme d’une tête...

Sous mes pieds, sous le sol de la bibliothèque, le torrent dont on ne sent pas l’écoulement et la présence, si on ne le sait pas. Les livres. Le temps. L’architecture. L’eau.

Je sors.

Le brouhaha des rues passantes. Je longe le boulevard qui fut un quai le long du torrent désormais invisible. Je veux ignorer les bâtiments qui le cachent. Je revois le marché aux puces et les bouquinistes qui ouvraient leurs étalages sur la rive gauche. Je revois les lavandières, les bugadières, et le linge rincé dans le torrent. J’imagine les cavaliers qui, lors des crues du torrent, descendaient depuis le haut de la vallée en lançant leur avertissement « Il arrive ! Il arrive ! » « Païoun ven ! ».

Je m’engage dans la rue qui embrasse le pied d’une colline pleine de présences humaines depuis des millénaires. Avenue Pauliani. Quelques pas encore et me voici devant une vitrine. Des œuvres en vitrine. Estampes, tableaux ou sculptures, jamais longtemps les mêmes. Jamais semblables à elles mêmes, non seulement en raison du climat et de l’éclairage, mais aussi parce que le regard sur elle à chaque instant change, et que, d’une fois à l’autre, c’est autrement qu’on les voit.

Au dessus de la vitrine, deux inscriptions disent que nous sommes devant la galerie Quadrige et les éditions de la Diane française.

Je frappe à la porte. On m’ouvre.

J’entre dans l’atelier-galerie de Jean Paul Aureglia.

Une première pièce. Des œuvres aux murs. Des vitrines. Des meubles de classement. Un bureau. Des étagères. Des livres. Une deuxième pièce. Encore des œuvres. Encore des classements. Et au fond, de part et d’autre d’une porte toujours fermée la casse et la presse.

La presse. Odeurs d’encre et de papier comme au temps d’Aldo Manuzio. Si le principe est le même, l’outil est très différent. Des rouleaux pour encrer et presser. Un système d’entraînement électrique. L’outil est différent. Le principe est le même.

À gauche, la casse. Voilà un outil qui n’a certes pas changé depuis un demi millénaire. Le même meuble en bois, une caisse, divisé en cases. Dans chaque case, un caractère différent. On dit « en plomb ».

Devant la casse, Jean Paul Aureglia en typographe. Un livre après l’autre. Une page après l’autre. Un mot après l’autre. Un caractère après l’autre.

Érasme pourrait lui demander ce qui l’empêche de donner le Nouveau Testament, ouvrage capable de plaire à tous.

Il pourrait lui dire :

« C’est à juste titre que tu as, caractère après caractère, composé La Divine comédie, et l’Iliade et L’Odyssée. Et j’admire ton entêtement pour donner, épisode après épisode, les récits de La légende dorée. Mais… »

J’entends bien Érasme, et je me représente son étonnement en voyant qu’un éditeur imprimeur du XXIe siècle réédite une fois encore ces textes, des siècles après Alde Manuce, a fortiori après des Nivelle ou des Lévy qu’il n’a pu connaître.

 

+++

C’est que, cher Érasme, l’objectif de Jean Paul Aureglia n’est pas de faire connaître ces textes : tout le monde les connaît ou peut les connaître. Tout le monde peut en lire les versions qu’il a éditées. Son objectif est de les faire revivre, de les faire lire comme personne encore ne les a lus, de les faire connaître comme on ne les a pas encore connus.

De nos jours, il ne reste bien souvent des grands textes fondateurs que le titre. Et quelques épisodes vulgarisés par toutes sortes de moyens, cinéma, bande dessinée, documentaires. Parfois de façon incomplète, fautive.

L’objectif, ou le rêve, de Jean Paul Aureglia, c’est de revenir et faire revenir aux textes, et d’en proposer une image nouvelle.

Ce qui importe, dans les livres édités par la Diane française, outre le texte, c’est le travail des artistes. Je dis « artistes » et évite ainsi de dire « illustrateurs » : Aureglia ne demande pas des illustrations des textes, mais leur interprétation plastique, le rendu artistique d’une lecture des textes anciens par une intelligence et une sensibilité contemporaines.

Et c’est encore cette volonté de donner une vie contemporaine aux textes anciens qui l’a conduit à demander une suite à l’Iliade et à L’Odyssée, et des épisodes supplémentaires à La légende dorée.

On trouvera ailleurs dans cet ouvrage les noms des artistes et des auteurs contemporains qu’il a engagés avec lui dans cette tâche. Gardons en mémoire cette idée : aux yeux d’Aureglia, les artistes sont le vecteur privilégié d’une renaissance des textes anciens.

Et peut-être les artistes sont-ils plus que cela. Aureglia n’est pas seulement l’éditeur de grands textes anciens.

Il sollicite ou suscite l’écriture d’auteurs contemporains.

++++

Comme un retournement de situation : aux artistes il demande leur lecture des textes anciens. Aux auteurs, il demande leur lecture des peintres contemporains. C’est ainsi qu’il articule trois collections au sein de ses éditions : le Musée de poche, l’Art au carré, une Feuille de céramique, d’autres ouvrages sont hors collections, selon les opportunités.

Selon le type de textes, Aureglia modifie ou inverse ainsi le rapport habituel entre le texte et l’image.

Il modifie la relation entre image et texte de référence. L’iconographie traditionnelle renvoyait directement au texte, elle le portait, le contenait. Le texte donnait à l’image son sujet, son organisation, sa composition, son sens de lecture, à tel point qu’il suffisait souvent de voir l’image pour lire le texte. Les artistes que sollicitent Aureglia donnent non le texte seul mais d’abord leur lecture du texte : ils interprètent des textes gravés depuis longtemps parfois dans nos mémoires, plus souvent dans nos habitudes, et ainsi les vivifient.

Il inverse la relation entre textes et images dans la production contemporaine. Les œuvres des artistes contemporains, figuratifs ou non, se réfèrent rarement à des textes fondateurs. La liberté des thèmes, des supports, des outils, des procédures, produit une masse d’images dont certaines visent à ne rien représenter de reconnaissable. Les œuvres deviennent ainsi des objets dont on ne peut parler qu’en produisant des discours inédits.

Dans certains cas, l’œuvre comporte des mots, des textes, des écrits, lisibles ou non, collages ou graffitis : hors contexte, ils mettent encore davantage le texte en question, et suscitent -ou imposent- une parole neuve.

C’est dans cette relation nouvelle qu’intervient Aureglia l’éditeur lorsqu’il sollicite des auteurs, prosateurs ou poètes, écrivains ou critiques d’art, pour qu’ils mettent des mots sur des images que, le plus souvent, les mots ne cernent pas. Comme en échange, il compose les textes comme on le le faisait dans l’atelier d’Alde Manuce, penché sur sa casse, un mot après l’autre, un caractère après l’autre. Une parole nouvelle sur des images nouvelles ancrée dans la plus illustre des traditions typographiques.

...

Sans vous confondre, je vous joins souvent dans mes rêveries, Aldo de Venise, né à Bassiano, à mi chemin entre Rome et Gaète, Jean Paul de Nice, né à Dakar, éduqué par les maristes, et à vos images mêlées se joignent celles des copistes affairés, des scribes au regard de sphinx, et au delà, troubles derrière les brumes du temps, celles des graveurs et peintres de signes et d’images, qui, à défaut de nous délivrer des messages au sens clair, nous disent : « Nous sommes ici, présents parmi vous, vivants autant que peuvent l’être ceux dont persistent les traces parmi vous, lumières dans la fureur humaine. »

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