RAPHAËL MONTICELLI
BERNAR VENET - BERNARD PAGÈS - CARLO ROSA
J’entends : “Tu as vu mes signes noirs ?” Je regarde la toile au fond jaune éclatant sur laquelle glissent chiffres et lettres ordonnés – on dit “symboles” – les formules mathématiques. J’opine. Puis je tourne la tête et regarde Bernar Venet qui me désigne – par-delà la fenêtre – devant la maison – une petite retenue d’eau sur laquelle passent – entre murmures d’écoulement et frisures de lumières – deux cygnes noirs.
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L’œuvre s’élève, se déploie – elle semble pousser et non avoir été installée – sur un sol jonché de formes bleues, des lettres du mot “sculpture” en béton. “Sculpture” c’est aussi le nom de cette œuvre de Bernard Pagès. La dynamique de la relation entre œuvre et nom se met une nouvelle fois en mouvement... Une nomination qui ouvre les interprétations : on hésite... le nom désigne-t-il cet objet, ou ces débris sur lesquels pousse l’objet ?
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J’aime l’œuvre de Venet, comme j’aime l’œuvre de Pagès ; dans leurs divergences, dans leur opposition. Dans leur commune rigueur. Proches dans les origines, puis complètement différents dans les démarches. De la belle ouvrage, dans les deux cas. Et dans les deux cas cette constance problématique, cette cohérence, cet inattendu, cette présence. Chacun d’eux vient troubler des zones profondes et différentes en moi, ouvre à ma sensibilité (ma rêverie, mon affectivité, mes questionnements, et jusqu’à ma simple façon de me tenir debout) des régions que j’ignorerais sans eux. Pagès le Magnifique. Venet le Majestueux.
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Carlo Rosa. Voilà un nom inconnu en France, et presque oublié en Italie. Entre 1950 et 1970 cet autodidacte discret a construit une œuvre de sculpteur. Pas une référence, ni un incontournable : une œuvre dans laquelle des déchets végétaux, des débris de racines de canisses, deviennent sculptures vaguement anthropomorphes ; qu’il finit par habiller de plomb avant de les couler en bronze. Par certains côtés, il n’est pas très loin d’un Chaissac ou même d’un Fautrier. Par d’autres, il retrouve l’esthétique de la pierre trouvée, ou encore l’approche chamanique. Je regarde ces objets : ici se croisent et se tissent des voix très anciennes et les murmures d’aujourd’hui, dans la familiarité des jours.
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J’aime aussi les “petits maîtres”. Ils inscrivent l’art dans l’humble quotidien, ouvrent, aux alentours des “œuvres majeures”, des chemins de traverse qui nous aident bien souvent à les approcher. Je n’aurais jamais pu admettre, en fin de compte, le flamboyant et arrogant baroque catholique, jamais je n’aurais pu y trouver, oubliant la pompe et la gloire, cette inquiétude sourde, cette fascination des vertiges ou cette peur du vide et du silence, si je n’avais connu, dans les chapelles délaissées de la Tarentaise, l’humble naïveté du baroque du peuple.