THIERRY RENARD
à Yvon
« Oui, j’aurais aimé rencontrer Fenoglio pour son côté Cyrano. »
Jean-Louis Jacquier-Roux, Beppe Fenoglio, il selvaggio
Je n’étais pas encore né
quand Beppe Fenoglio s’est éteint
à Turin le 18 février 1963 Mais
elles sont nombreuses les personnalités
mortes un peu après ma naissance
& la même année Édith Piaf Jean Cocteau
Tristan Tzara John Fitzgerald Kennedy
Du beau monde en somme
dans du beau linge et pour tous les goûts
& dans tous les styles
Beppe c’est différent C’est un pays
comme l’autre écrivain piémontais
que j’affectionne aussi particulièrement
Cesare Pavese parti également
trop tôt Mais lui il s’est suicidé
alors que Fenoglio n’y est pas
allé de main morte ou par quatre chemins
Il a fumé du matin jusqu’au soir
cigarette sur cigarette
pendant beaucoup trop longtemps
On disait qu’il était un fumeur excessif
De là sans doute lui sont en partie venues
ses graves et fréquentes infections
des voies respiratoires avec
des complications causées par l’asthme
Attaque d’hémoptysie cancer du poumon
trachéotomie coma Quand il est décédé
prématurément Beppe Fenoglio
n’avait pas encore quarante-et-un ans
Romancier et partisan ses œuvres
sont passées jusque dans mon sang
Sa lecture du monde n’était pas
celle à première vue d’un poète
mais bien plutôt celle d’un observateur
appliqué sans cesse en mouvement
à l’écoute des petits bruits
que font les gens ordinaires
paysans ouvriers résistants
Ses livres ont tous des titres évocateurs
La Paie du samedi Le Mauvais Sort
Les Vingt-trois Jours de la ville d’Alba
La Guerre sur les collines L’Embuscade
Le Printemps du guerrier La Permission
Une affaire personnelle & enfin
La Louve et le Partisan
Son style tantôt marqué par un lyrisme
subtil tantôt animé par la flamme crue
du néoréalisme dérange ou déconcerte
Beppe fut encore traducteur de l’anglais
une autre manière pour lui de résister
de s’opposer au fascisme
Attaché profondément à sa ville natale
Alba et à sa terre des Langhe
région de collines qui constitue
entre Cuneo et Alessandria
le cadre de son œuvre inachevée
Fenoglio nous ouvre sa singulière
galerie de portraits les faibles
les vaincus les sournois les rapaces
tous ceux chez qui le souci de survivre
corrompt le moindre sentiment d’humanité
Demeurent cependant à ses yeux
la solidarité de sang
et la perpétuelle quête d’identité
En ce mois d’août 2022
de passage à Alba où l’on célèbre
avec ardeur le centième anniversaire
de la naissance de l’écrivain
je me suis rendu en famille au cimetière
et j’ai pu durant quelques instants
me recueillir sur la tombe
de celui qu’un poète de mes amis
a surnommé Il selvaggio
Je n’étais pas encore né
quand Beppe s’en est allé…
Beppe avec qui je partage
la conviction intime
que n’importe quel coin de terre
peut traduire sans trahir
la vérité du monde
Imperia, mardi 9 août 2022
Pour agrémenter mon propos, je voudrais maintenant placer à la suite de mon poème deux courtes citations qui illustrent bien ce que Fenoglio peut, en quelques mots, donner à lire et à voir.
« Il n’y avait personne du côté du Pavaglione que je puisse dire mon ami, mais je n’avais pas non plus d’ennemis, sauf un idiot qui sans avoir rien contre moi m’avait attaqué à la fête de Manera, en s’en tenant heureusement aux paroles. » Le Mauvais sort
« À midi il était sur le dos des hautes collines. À gauche les Alpes dressaient leurs larges épaules nues, à droite l’œil dominait une vallée avec un fleuve, celui qui plus loin baignait sa ville : il brillait paisiblement sous le soleil discret mais ferme et sur ses eaux passait un perceptible frisson de posthume bonheur estival. » Le Printemps du guerrier
Photo : Carla Viel-Renard, été 2022