MICHEL BUTOR
Chère Florence Rigal,
j’ai eu la chance de lire déjà plusieurs livres consacrés aux miens. Le premier sentiment, lorsqu’on voit l’objet, est une reconnaissance éperdue, striée de quelques inquiétudes.
Avant même d’ouvrir, quel soulagement ! Car on a tellement l’impression de parler dans le désert. Ces ouvrages qui nous avaient coûté tant de mal, eh bien, ils n’ont donc pas été tout à fait comme des pierres tombées dans un lac, ayant parfois produit de jolies ondes parfois furieuses avant que soit revenu toujours bien trop rapidement le calme ou plutôt la houle habituelle. Les ondes reviennent, les ouvrages émergent à nouveau pour quelques instants.
La forêt a grandi tout autour de nous, menaçante, et ce nouveau livre qu’on nous propose est comme un de ces cailloux qui aidaient le petit Poucet à retrouver avec ses frères le chemin de la cabane d’où ils avaient été exclus par la misère de leurs parents. Comme ce processus d’éloignement ne cesse pas, le besoin se fera toujours sentir. On espère de nouveaux cailloux aussi phosphorescents que possible, car l’obscurité s’épaissit. On aura donc toujours besoin de ces aides.
Mais on ne peut en rester à cette contemplation timide ; il faut ouvrir la couverture, heurter à la porte, entrer dans le vif. C’est alors que l’angoisse se réveille. Non que l’on ait vraiment à craindre un éreintement douloureux. Ce qui est possible dans un article de journal écrit à la va-vite dans un mouvement d’humeur, tient rarement le temps de la rédaction d’un livre. Si l’auteur de celui-ci a amassé tant de pages, c’est vraisemblablement qu’il a trouvé quelque intérêt dans les nôtres ; et si, par presque impossible, il s’est acharné à vous démolir, alors, malgré tout ce qu’il dit, il nous rend l’hommage de nous considérer comme dangereux, donc efficace.
La question n’est pas de savoir s’il donne de vous une image ressemblante. On ne sait jamais qui on est. Ce n’est pas d’un miroir qu’on a besoin, mais d’un relais. Je ne désire nullement qu’on me voie ; au contraire je veux savoir si je disparais suffisamment dans ce que j’ai dit.
On se demande tout simplement si on va être intéressé, donc si l’action continue. Il y a un risque considérable à être confronté encore une fois à ces clichés qui traînent dans la presse et les vestibules universitaires, à ce fantôme à qui l’on donne le même nom qu’à vous, mais qui parfois vous ennuie terriblement. Hélas il arrive que le caillou auquel on espérait se raccrocher, se révèle n’être qu’une miette de vieux pain dur que les oiseaux ont tôt fait d’engloutir. On a besoin d’être réanimé.
Votre livre m’ouvre une clairière. Il a pour moi l’immense avantage de prélever dans l’ensemble de mes écrits certains textes beaucoup moins commentés que d’autres, et que vous me faites redécouvrir avec tout le trac que vous imaginez, textes particulièrement délicats puisqu’il y est question de musique, ou qu’ils s’efforcent ouvertement de rivaliser avec elle. Or c’est un sujet sur lequel on s’embrouille facilement. Vous éclaircisez tout cela.
Ainsi je me prends à rêver de nouvelles réalisations radiophoniques ou télévisuelles. C’est le château de l’ogre que j’aperçois derrière les frondaisons, avec ses trésors et périls.
Vous réveillez en moi le musicien refoulé qui se met à tressaillir d’aise et à m’enjoindre : “Allons, toi qui a tant écrit, paraît-il, encore un effort ! Tu vois bien que tu pourrais écrire. Comment se fait-il qu’à ton âge, tu n’aies encore, à proprement parler, jamais dépassé les balbutiements ?”