Voici le premier des quatre recueils de bribes composés entre 1972 et 1982, années pendant lesquelles j’ai réuni ces 132 approches tâtonnantes du monde ; ou, en tout cas, de ce par quoi il me semblait pouvoir atteindre le monde : les mots, les textes, les oeuvres.
Car chaque fois que j’ai cru comprendre un des éléments de ce monde dans lequel je devais vivre, ça a été en avalant oeuvres et textes. Et le monde ne m’est jamais apparu comme un ensemble organisé. Pour dire au plus juste, le monde ne m’est jamais apparu. Je m’y suis senti plongé et immergé ; j’en ai été aveuglé. J’ai essayé- comme à tâtons- de m’en faire des images, d’en comprendre les représentations, d’une certaine façon, peut-être, d’y apparaître. La forme de mes tâtonnements, les richesses qu’un peu au hasard j’ai volées au monde, ce sont ces bribes, justement ; et je dis « bribes » et non « fragments » ni « morceaux » car je ne veux pas témoigner du désordre du monde, mais de ma pauvreté.
Ces bribes sont les reliques de ma mendicité : j’ai longtemps cru que le monde que me livrait l’Ecole devait m’appartenir ; c’était un monde apparemment sans limites dans lequel chacun pouvait, au fond de lui-même, tutoyer les génies. Difficile de dire ceci : c’est en toute innocence que j’ai reçu ces dons de mots et de textes ; et je croyais en l’innocence de ces dons. J’ai cru en toute bonne foi que je pouvais les considérer comme miens. Très tôt, j’ai pris des attitudes de propriétaire ou, au moins, de familier. Que s’est-il passé ensuite ? Quand les choses ont-elles basculé ? Quand me suis-je aperçu que pour me donner le monde, il fallait d’abord que ceux qui prétendaient qu’ils me le donnaient en fussent eux-mêmes propriétaires ? Comment me suis-je aperçu qu’ils ne le possédaient pas eux-mêmes ? Ou qu’ils ne possédaient pas ce qu’ils disaient vouloir me donner ? Et qu’ils ne pensaient pas à me donner ce qu’ils possédaient et qui seul avait du prix puisque c’était à eux et qu’ils auraient pu vraiment me le donner ? Quand me suis-je aperçu que ce qu’ils m’avaient donné l’illusion et le besoin de posséder ce qu’ils m’avaient fait entrevoir et dont ils ne m’avaient pas vraiment donné les clefs, les vrais moyens d’accès, les vrais titres de propriété, que ce monde là, définitivement, j’allais le poursuivre, sans pouvoir le faire légalement mien ? Quand ai-je commencé à avoir l’impression de le voler ?
Ma famille ne me donnait ses biens que clandestinement, ou sans s’en rendre compte. Elle pensait qu’elle ne possédait que bien peu. Les biens essentiels étant ceux de l’Ecole et de l’Eglise si quelque chose me venait par d’autres intermédiaires, ça ne pouvait être qu’approximation, dérisoires possessions. Ce que me donnaient les miens était ainsi toujours un peu entaché d’insuffisance et de vulgarité,
Nous avons pourtant lieu d’être fiers de nos savoirs et de nos symboles. Et j’en suis, en vieillissant, de plus en plus fier : de sorte que, racontant mes douloureuses et difficiles intrusions dans l’universalité du monde, je le fais de plus en plus en laissant remonter en moi et transpirer dans mon propos cette effective alliance avec les plus proches images du monde, cette primitive connivence avec ce que touchent des mains que je peux toucher, ce que voient des yeux que je suis capable de voir, ce que ressentent des corps que je peux sentir, ce qu’aiment et haïssent ceux que je peux aimer et haïr, ce que disent des phrases que je suis capable d’entendre et de dire, dans l’immédiateté de l’histoire impossible. Et ne croyez pas qu’il n’y ait là que de la nostalgie...
Voici donc ces bribes que j’ai gardées de mes heurts avec le monde. Et il est vrai qu’elles cherchent à mêler les choses du monde sur le papier comme elles se sont mêlées dans ma vie. Mes textes fondateurs, la Chanson de Roland, l’Odyssée et la Bible s’y croisent forcément. Et de la Chanson de Roland mes deux versions majeures : celles que j’ai lue, restituée par l’université, et celle que j’avais entendue, apparemment plus chaotique et vivante, ou présente, revue par mon grand père qui devait l’avoir rencontrée dans les théâtres de marionnettes de Sicile à l’époque de son service militaire ; mais aussi le personnage de Roland tel que l’Arioste nous le présente et que l’imagination populaire italienne a pu l’interpréter. J’en dirai autant de la Bible que la conscience catholique ne reconnaissait que de loin. Quant à Ulysse, il est le prototype de tous les héros voyageurs, des héros de toutes les fictions. Ces textes majeurs, ces images fondatrices, croisent -ou ont croisé- bien d’autres fictions possibles : celles que l’on rencontre dans les livres, celles que l’on croit avoir rencontrées, celles que l’on pourrait y rencontrer, que l’on a entendues, lues, vues, et, en premier lieu, nos vies elles même quand on peut les considérer comme achevées ou en achèvement. Les bribes sont ainsi traversées par les échos de textes réels ou simplement possibles ; elles ramassent encore d’autres fils de cette charpie : ainsi le personnage de Dom Juan, dont je me suis figuré, au tout début de cette affaire, qu’il était emblématique de ma relation au monde et à l’art et que sa mort était une métaphore de notre façon d’être au monde. Quant à Josué, il s’est imposé dès les débuts de la mise en place des bribes. Je suppose qu’il est le négatif de Dom Juan. Il se constitue au fur et à mesure de l’avancée des bribes ; il est peut-être à Dom Juan ce qu’il fut à Moïse : celui qui, n’ayant rien promis, permet de réaliser la promesse ; et longtemps, j’ai pensé que les Bribes n’étaient rien d’autre qu’un travail de mise au monde de ce personnage.
Finalement, je n’ai rien volé. J’ai grappillé, récupéré des miettes. Elles ne sont pas une propriété pleine, entière et rassasiante, mais leur éclat m’est très précieux .