pour André Velter
C’était avant la guerre, à la Villetertre, à l’occasion de son anniversaire une photographie de ma grand-mère maternelle entourée de tous ses descendants. J’avais le menton sur mon poing, l’air un peu farouche (aucune idée de la raison). Mes soeurs aînées dirent en me voyant : “Il se prend pour Arthur Rimbaud”, ce qui n’était sûrement pas de leur part un compliment Elles utilisaient à leur école secondaire le manuel de littérature française de Desgranges, dans lequel il y avait le fameux détail du Coin de table de Fantin-Latour. J’y suis allé voir ; il y avait deux échantillons de la production de l’enfant terrible : Ma bohême et Le dormeur du val. J’ai trouvé que ce n’était pas si mal. Et depuis il est devenu pour moi un de ces cousins aberrants comme on en trouve heureusement dans les familles, et dont on parle lors des retrouvailles :
“Savez-vous ce qu’est devenu le jeune Arthur ?
-Celui qui connaissait des écrivains parisiens.
-Quel souci pour sa mère !
-Je crois qu’il est toujours en Afrique.
-Les siens ont-ils encore de ses nouvelles ?
-Mais oui, il leur écrit de temps en temps.”
Pendant longtemps il n’était pas question pour moi de l’imiter, en aucune façon, puisqu’il était l’inimitable, l’exemple même de l’inspiration, celui à qui les textes étaient donnés par les dieux ou par les démons. Puis j’ai compris quel immense travail enfantin il y avait derrière ces textes ; et en cela je pouvais le suivre. Il est devenu comme un grand frère, compagnon de misère mentale et d’errance, me remontant le moral chaque fois qu’il en était besoin.
Longtemps plus tard les éditions Traversières qui avaient en projet un ouvrage collectif d’hommage à Rimbaud, lequel n’a jamais pu paraître, m’ont proposé de m’y associer. C’est alors que j’ai écrit Hallucinations simples publié par la suite sous bien des formes. Les lectures et relectures que j’avais dû faire, m’ont engagé à proposer un cours l’année suivante à l’université de Genève ; c’est ce qui est devenu après transcription et maintes corrections les Improvisations sur Arthur Rimbaud.
Jean-Marie Le Sidaner était alors professeur à Charleville, dans la classe même d’Izambard et de son élève surdoué. Au vu d’une photographie ancienne de la place ducale, nous nous sommes dits qu’il y avait quelque chose à faire avec ce site. Il en est résulté le film Le fantôme de l’enfant marcheur.
Une de mes belles-soeurs avait épousé un Éthiopien, disparu dans les geôles du régime précédent celui-ci, et avait décidé de s’installer à Addis-Abeba, comme professeur au lycée français, pour pouvoir aider quelque peu sa belle-famille. Nous n’étions jamais allés la voir, aucune occasion de conférences ne s’étant présentée pour payer le voyage. Mais j’avais pris ma retraite, ma belle-soeur allait bientôt prendre la sienne, et même si elle avait le projet de continuer de travailler dans ce pays ; il était temps d’y aller voir.
Or une des filles du musicien Henri Pousseur avait adopté, grâce à son entremise, une petite Éthiopienne. À l’occasion du centenaire de la mort de Rimbaud, en 1991 (l’année où j’ai pris ma propre retraite à l’université de Genève), il avait créé à l’Arsenal de Metz ses Leçons d’enfer, pour lesquelles, non seulement il avait utilisé des textes du poète et des passages de mes Hallucinations simples, mais il avait étudié quelque peu l’ethnomusicologie éthiopienne. Nous avons réussi à le persuader de quitter quelque temps ses multiples obligations pour venir découvrir le pays de sa petite fille. Une fois là, il se trouve que la région de Harar était à peu près pacifique. Nous en avons profité pour louer un quatre-quatre avec chauffeur et suivre à peu de choses près le chemin décrit par le journal envoyé du Caire à Alfred Bardey le 25 août 1887. Nous avons mis deux jours alors qu’il a mis deux semaines. Équipée aussi passionnante que risquée. C’est ce qui a donné naissance à mon Dialogue avec Arthur Rimbaud sur l’itinéraire d’Addis-Abeba à Harar, qui m’a permis d’approfondir un peu l’épisode de la livraison des fusils liégeois sur lequel j’étais passé bien trop vite dans mon livre antérieur.
Inutile de dire que nous nous attendions à le rencontrer au coin de chaque ruelle, cachant sa bonne humeur derrière son “terrible masque d’homme horriblement sévère” selon l’expression d’Alfred Ilg. Puisse le fantôme de l’enfant marcheur qui voulait être un des premiers poètes français et y a si bien réussi presque sans s’en douter, nous guider quelque peu vers les pistes d’une saison, d’une raison meilleures !
CHOIX
LES POÈTES DE SEPT ANS
Et la mère fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.
Tout le jour il suait d’obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits
Semblaient prouver en lui d’âcres hypocrisies.
Dans l’ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
A l’aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
Une porte s’ouvrait sur le soir : à la lampe
On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,
Sous un golfe de jour pendant du toit. L’été
surtout, vainu, stupide, il était entêté
À se renfermer dans la fraîceur des latrines :
Il pensait là, transuille et livrant ses narines.
Quand, lavé des odeur du jour, le jardinet
Derrière la maison, en hiver, s’illunait,
Gisant au pied d’un mur, enterré dans la marne,
Et pour des visions écrasant son oeil darne,
Il écoutait grouilelr les galeux espaliers.
Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui, chétifs, fronts nus, oeil déteignant sur la joue,
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots !
Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s’effrayait ; les tendresses profondes,
De l’enfant se jetaient sur cet étonnement.
C’était bon. Elle avait le bleu regard, -qui ment !
A sept ans, il faisait des romans, sur la vie
Du grand désert, où lui la liberté ravie,
Forêts, soleils, rives, savanes ! -Il s’aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.
Quand venait, l’oeil brun, folle, en robe d’indiennes,
- Huit ans, - la fille des ouvriers d’à côté,
La petite brutale, et qu’elle avait sauté,
Dans un coin, sur son dos, en secoucant ses tresses,
Et qu’il était sous elle, il lui mordait les fesses,
Car elle ne portait jamais de pantalons ;
- Et par elle meurtri des poings et des talons,
Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.
Il craignait les blafards dimanches de décembre,
Où, pommadé, sur un guéridon d’acajou,
Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;
Des rêves l’oppressaient chaque nuit dans l’alcôve.
Il n’aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu’au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
Où les crieurs, ent rois roulements de tambour,
Font autour des édits rire et gronder les foules.
- Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d’or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor !
Et comme il savourait surftout les sombres choses,
Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,
Haute et bleue, âcrement prise d’humidité,
Il lisait son roman sans cesse médité,
Plein de lourds ciels ocreux et e forêts noyées,
De fleurs fleurs de chair aux bois sidérals déployées,
Vertige, écroulements,n déroutes et pitié !
- Tandis que se taisait la rumeur du quartier,
En bas, - seul, et couché sur des pièces de toile
Écrue, et pressentant violemment la voile !
CE QU’ON DIT AU POÈTE À PROPOS DE FLEURS
V
Quelqu’un dira le grand Amour,
Voleur des sombres indulgences :
Mais ni Renan, ni le chat Murr
N’ont vu les bleus thyrses immenses !
Toi, fais jouer dans nos torpeurs,
Par les parfums des hystéries ;
Exalte-nous vers des candeurs
Plus candides que des Maries..
Commerçant ! colon ! médium !
Ta rime sourdra rose ou blanche,
Comme un rayon de sodium,
Comme un caoutchouc qui s’épanche !
De tes noirs Poèmes, - Jongleur !
Blancs, verts et rouges dioptriques,
Que s’évadent d’étranges fleurs
Et des papillons électriques !
Voilà ! c’est le Siècle d’enfer !
Et les poteaux télégraphiques
Vont orner, - lyre aux chants de fer,
Tes omoplates magnifiques !
Surtout rime une version
Sur le mal des pommes de terre !
- Et, pour la composition
De poèmes pleins de mystère
Qu’on doive lire de Tréguier
A Paramaribo, rachète
Des tomes de Monsieur Figuier,
- Illustrés ! - chez Monsieur Hachette !
MATIN
N’eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or, - trop de chance ! Par quel crme, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m’expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler !
Pourtant, aujourd’hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C’était bien l’enfer ; l’ancien, celui dont le fils de l’homme ouvrit les portes.
Du même désert à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile ‘argent, toujours,n sans que s’émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le coeur, l’âme, l’esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers ! - Noël sur la terre !
Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.
ENFANCE
III
Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à treavers la lisière du bois.
Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.
A M. BAUTIN
Aden , le 30 janvizer 188(1)
Monsieur,
désirant m’occuper de placer des instruments de précision en général dans l’Orient, je me suis permis de vous écrire pour vous demander le service suivant :
Je désire connaître l’ensemble de ce qui se fabrique de mieux en France (ou à l’étranger) en instruments de mathématiques, optique, astronomie, électricité, météorologie, pneumatique, mécanique, hydraulique et minéralogie. Je ne m’occupe pas d’instruments de chirurgie. Je serais très heureux qu’on pût me rassembler tous les catalogues formant cet ensemble, et je me rapporte de ce soin à votre bienveillante compétence. On me demande également des catalogues de fabriques de jouets physiques, pyrotechnie, prestidigitation, modles mécaniques et constructions en raccourci, etc. S’il existe en France des fabriques intéressantes en ce genre, ou si vous connaissez mieux à l’étanger, je vous serai plus obligé que je ne puis dire de vouloir bien me procurer adresses ou catalogues.
Vous adresseriez vos communications dans ce sens à l’adresse ci-dessous : “Rimbaud, Roche, par Attigny, Ardennes, France.” Ce correspondant se charge naturellement de tous frais à encourir, et les avancera immédiatement sur votre observation.
Envoyez également, s’il en existe de sérieux et tout à fait modernes et pratiques, un Manuel complet du fabricant d’instruments de précision.
Vous remerciant cordialement.
RIMBAUD
AUX SIENS
Aden, le 15 janvier 1885
...
Mon travail ici consiste à faire des achats de cafés. J’achète environ deux cent mille francs par mois. En 1883, j’avais acheté plus de 3 millions dans l’année, et mon bénéfice là-dessus n’est riend e plus que mes malheureux appointements, soit trois, quatre mille francs par an : vous voyez que les emplois sont mal payés partout. Il est vrai que l’ancienne maison a fait une faillite de neuf cent mille francs, mais non attribuable aux affaires d’Aden , qui, si elles ne laissaient pas de bénéfice, ne perdaient au moins rien. J’achète aussi beaucoup d’autres choses : des gommes, encens, plumes d’autruche, ivoire, cuirs secs, girofles, etc., etc.
Je ne vous envoie pas ma photographie ; j’évite avec soin tous les frais inutiles. Je suis d’ailleurs toujours mal habillé ; on ne peut se vêtir ici que de cotonnades très légères ; les gens qui ont passé quelques années ici ne peuvent plus passer l’hiver en Europe, ils crèveraient de suite par quelque fluxion de poitrine. Si je reviens, ce ne sera donc jamais qu’en été ; et je serai forcé de redescendre en hiver au moins, vers la Méditerranée. En tous cas, ne comptez pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde, au contraire, si j’avais le moyen de voyager sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l’existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter. Mais, d’un autre côté je ne voudrais pas vagabonder dans la misère, je voudrais avoir quelques milliers de francs de rentes et pouvoir passer l’année dans deux ou trois contrées différentes, en vivant modestement et en faisant quelques petits trafics pour payer mes frais. Mais pour vivre toujours au même lieu, je trouverai toujours cela très malheureux. Enfin, le plus probable, c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne voudrait pas faire, et qu’on vit et décède tout autrement qu’on ne voudrait jamais, sans espoir d’aucune espèce de compensation.
Pour les Corans, je les ai reçus il y a longemps, il y a juste un an, au Harar même. Quant aux autres livres, ils ont dû en effet être vendus. Je voudrais bien vous faire envoyer quelques livres, mais j’ai déjà perdu de l’argent à cela. Pourtant, je n’ai aucune distraction, ici, où il n’y a ni journaux, ni bibliothèques, et où l’on vit comme des sauvages.
Écrivez cependant à la librairie Hachette, je crois, et demandez quelle est la plus récente édition du Dictionnaire de Commerce et de Navigation, de Guillaumin. - S’il y a une édition récente, d’après 1880, vous pouvez me l’envoyer : il y a deux gros volumes, ça coûte cent francs, mais on peut avoir cela au rabais chez Sauton. Mais s’il n’y a que de vieilles éditions, je n’en veux pas. - Attendez ma prochaine lettre pour cela.
Bien à vous
RIMBAUD