MICHEL BUTOR
Des mots en quelque sorte en suspension, non seulement dans la page, mais dans la double page, pour que la ligne horizontale puisse se déployer plus longuement ; ils s’agrègent parfois tout naturellement en paragraphes qui font des phrases ou plutôt des morceaux de phrases conservant leur agitation à l’intérieur de phrases plus vastes où elles essaient de s’installer en subordonnées, incises ou parenthèses sans qu’on réussisse toujours à choisir entre diverses possibilités, ce qui donne un sentiment d’agitation, de tremblement perpétuel.
Dans la préface :
“La différence des caractères d’imprimerie entre le motif prépondérant, un secondaire et d’adjacents, dicte son importance à l’émission orale...” Selon le langage de la typographie, tout est dans le même “caractère”, avec des différences de corps (c’est-à-dire de dimensions) et l’opposition entre romain et italique.
Le motif prépondérant dont l’émission sera la plus forte dans la lecture à voix haute (et le demeurera virtuellement dans celle à voix basse), inclut le titre et l’anime en phrase principale :
“UN COUP DE DÉS
JAMAIS
N’ABOLIRA
LE HASARD”.
Il est en capitales romaines, et je lui attribue la grandeur 1. Les barres obliques indiquent le passage à une nouvelle double page quelquefois assez distante.
Le motif secondaire commence après le mot “jamais”, en capitales romaines lui aussi, mais nettement plus petit ; je lui attribue la grandeur 2 :
“QUAND BIEN MËME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES, DU FOND D’UN NAUFRAGE
SOIT”
(lequel, comme il n’est pas repris dans la même intensité, impliquerait dans une ponctuation ordinaire un point d’exclamation)
“LE MAÎTRE
EXISTÂT-IL
COMMENÇÂT-IL ET CESSÂT-IL
SE CHIFFRÂT-IL
ILLUMINÂT-IL,”
(ces interrogations qui reprennent la signification du “quand bien même”, forment une incise à l’inérieur de la grande parenthèse en italiques) ; puis, après le dernier mot du motif principal : “le hasard”, il reprend en une phrase bien complète :
“RIEN
N’AURA EU LIEU
QUE LE LIEU
EXCEPTÉ
PEUT-ÊTRE
UNE CONSTELLATION”
Le premier motif adjacent est encore en romain, mais utilise la minuscule :
“(SOIT) que l’Abîme blanchi étale furieux, sous une inclinaison plane désespérément d’ailes...”
C’est lui qui termine l’oeuvre. Quelques majuscules y apparaissent, mais pour détacher certains mots : “Abîme, Nombre, Esprit, Fiançailles, Septentrion, Nord”, sauf pour la dernière ligne qui se détache toute entière en maxime :
“Toute Pensée émet un Coup de Dés”.
C’est la taille normale d’un caractère dans une page de prose ; je lui donne la grandeur 3.
Second motif adjacent, la grande parenthèse en italiques (il n’y a aucune italique avant ou après), avec des capitales de grandeur 2 : les “COMME SI” qui encadrent la première double page, le “SI” qui s’isole dans la troisième, et dans la quatrième : “C’ÉTAIT LE NOMBRE CE SERAIT” qui vient cueillir en quelque sorte comme attribut “LE HASARD” du motif principal.
A l’intérieur se développent trois phrases en italiques et minuscules, de grandeur 3, annoncées chacune par une capitale d’entrée :
“Une insinuation simple au silence enroulée avec ironie...”,
“La lucide et seigneuriale aigrette de vertige au front invisible scintille...”,
“Choit la plume rythmique suspens du sinistre s’ensevelir aux écumes originelles...”
S’introduit comme un murmure dans la double page où apparaît “LE HASARD” ce qui donne à cette expression une sorte d’immensité ; ce sont des italiques de grandeur 4 :
“SI CÉTAIT LE NOMBRE issu stellaire CE SERAIT pire non davantage ni moins indifféremment mais autant”.
En commentaire ou écho à l’incise “EXISTÂT-IL...ILLUMINÂT-IL”, des minuscules romaines de grandeur 4 :
“autrement qu’hallucination éparse d’agonie...”
Suite de la préface :
“Et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation.”
Il s’agit ici de la mélodie de la phrase, inscrite comme dans une partition. Cela est indubitable pour le premier motif :
“UN COUP DE DÉS” (hauteur moyenne),
“JAMAIS” (plus grave),
“N’ABOLIRA” (encore plus grave),
“LE HASARD” (plus haut, à mi-chemin entre “un coup dé dés” et “jamais”).
C’est encore vrai pour le second. Mais ici l’on remarque immédiatement que sa première partie jusqu’à “ILLUMINÂT-IL” se cantonne dans la moitié supérieure de la page, alors que le premier motif reste dans l’inférieure. Nous avons ici une opposition entre voix masculine et féminine. Après l’explosion de “LE HASARD”, le second motif descend dans la moitié inférieure, la voix grave, masculine, pour “RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU”, et c’est la voix haute, féminine qui répond : “EXCEPTÉ PEUT-ÊTRE UNE CONSTELLATION”.
Par contre au troisième niveau, même si l’on peut imaginer en gros une descente générale de la voix du haut en bas de la page, celle-ci est évidemment secondaire par rapport à la prise de respiration qu’implique, comme dans la versification classique, tout passage à la ligne, plus ou moins forte selon la quantité de blanc, avec une remontée à la fois de l’intensité et de la hauteur. Chaque retour vers la gauche implique un certain retour vers le haut ; la page s’incurve comme une vague dans le mouvement de la main qui fait passer à la suivante, mouvement qui ne fait qu’esquisser celui qu’impliquerait la double page entière.
Que viennent faire les italiques dans cette diction ? D’une part elles sont plus fluides, plus proche d’un manuscrit cursif. Ce serait donc comme un chuchotement. D’autre part elles sont utilisées pour marquer les mots étrangers ; elles indiqueraient alors une distance, celle-même de l’écrivain qui se recule pour se parler à lui-même, “plume solitaire éperdue”, hésitant après avoir énoncé “N’ABOLIRA”, avant d’introduire “LE HASARD”, plume qui va “choir” après la profération de ce mot, mais pour laisser la place à l’écriture de l’historien “RIEN de la mémorable crise... N’AURA EU LIEU... EXCEPTÉ”
Et les romaines de l’incise sont comme une inscription dans un temple ou son envers, le lieu du doute, remplaçant l’affirmation : “il existe” (“je suis celui qui suis”) par le nostalgique “même s’il existait”, et de même pour les autres articles du credo (“...est né de la vierge Marie, a été crucifié, est mort, a été enseveli...”.
Oratorio donc, avec ses choeurs, mais aussi le compositeur-librettiste en abîme, méditant dans sa chambre où se réfléchit le monde avec ses interrogations.