Je serai toujours attentif à ces peintres qui cherchent à ouvrir des voies au-delà du visible… Je m’explique… Nous avons besoin, d’une certaine façon, de baliser nos territoires, qu’ils soient réels, physiques ou imaginaires, géographiques ou artistiques.
Nous avons besoin de savoir, par exemple, qu’un tableau ça se définit de telle et telle façon, en terme de surface, de dimensions, de limites, de format, de structure, qu’un livre, c’est d’abord des feuilles de papier entre elles reliées et portant du texte…
Nous avons besoin de ça, sans quoi nous nous sentons perdus. Et quand nous voyons une feuille blanche, nous savons qu’elle est en attente d’autre chose, qu’ainsi offerte, en fait, elle n’a pas de sens. Quand nous voyons une feuille blanche, nous disons que nous ne voyons rien.
C’est justement là qu’intervient mon peintre, celui qui ouvre des voies au-delà de ce visible-là…. Et ce peintre-là m’intéresse.
Amande In est de ces peintres-là. Cette jeune artiste présente, à la galerie Couturier, 3 types de travaux que je vous engage à aller voir.
D’un côté, 250 dessins sur des papiers de petit format ; des graphismes simples, simplistes, presque naïfs, presque des idéogrammes, avec cette sorte de légèreté et d’apparente facilité qui ne vient qu’à ceux qui s’exercent beaucoup. Un mur de petits dessins sans prétention, petites choses jetées au-delà du blanc…
Le deuxième travail est – je vous le laisse découvrir : allez à la galerie et interrogez son animateur – c’est une feuille blanche- d’une fausse blancheur – je vous le laisse découvrir.
Le troisième travail est à mes yeux le plus étonnant : imaginez une feuille blanche d’un mètre carré et découpée en un puzzle de 10 000 pièces, évidemment toutes aussi différentes que possible et qui –si on les rassemble- vont représenter… une feuille blanche. Le beau de l’affaire, bien entendu, c’est de voir cette invraisemblable accumulation de 10 000 pièces et de penser à leur impossible assemblage.
Et alors me direz-vous ? Et alors… Et alors, en regardant le travail d’Amande In, je me dis : « Tiens… voilà quelqu’un qui s’interroge et questionne ; quelqu’un qui ouvre ici trois pistes au-delà du blanc. Toutes ne sont pas de même valeur et de même niveau, mais toutes trois peuvent conduire à de beaux développements ». Je me dis encore : « Voilà une jeune artiste qui se préoccupe de cette zone limite où l’on dit qu’il n’y a plus rien à voir –comme ces zones inconnues que les géographes représentent par du blanc- et qui s’en va explorer ça et qui nous dit : « venez, venez donc voir : il y a quelque chose là où nous ne voyions rien ». Je me dis : « voilà une artiste qui se tient entre ce qui apparaît et ce qui disparaît et qui travaille là notre vision et notre aveuglement, notre présence et notre disparition. » Je me dis encore : « Voilà quelqu’un qui vient prendre sa place dans le travail sur le blanc –à côté de quelques autres artistes » et je repense, bien entendu à celui qui, voici 90 ans avait oser présenter un tableau blanc sur fond blanc. Mais beaucoup d’autres me viennent à la mémoire, comme ceux qui dessinent ou gravent sur la feuille à sec, laissant au jeu de la lumière et des ombres le soin de faire apparaître des traces à nos regards ; comme ceux qui, fils blancs sur fils blancs, tissent à même le métier les variétés de blancs dans le corps du tissu ; comme d’autres encore, dans l’écriture ceux-là, qui, au lieu de remplir la feuille de mots, laissent de grandes zones vides dans le livre ; et encore d’autres, depuis des temps très anciens, artistes ou non, et qui nous ont appris que la trace sur la feuille, la toile ou le sol est moins importante que notre capacité à installer en nous ce silence suspendu des formes…
Je me dis aussi : « c’est bon pour moi d’avoir vu ce travail : j’ai appris quelque chose. » Et ce puzzle du blanc est venu peupler quelque coin de mon crâne, et il y fait un curieux remue-ménage depuis quelque temps… et je me dis : « C’est bien ! Voilà une bonne journée ! Je ne connaissais pas cette artiste hier et la voici aujourd’hui prête à m’apprendre tant de choses », et j’ajoute : « Formulons des vœux pour qu’il en soit ainsi : un malheur est si vite arrivé ; on peut si aisément se lasser de travailler et de chercher, là, quand on s’installe aux limites de la vision : il est tellement plus facile –et tellement plus gratifiant- de faire joli, de séduire et de plaire… »
Et enfin je me dis : « Ah ! que je partage avec des amis le plaisir de cette découverte et le bonheur de cet apprentissage-là »