Mesdames, Messieurs, veuillez prendre place, la séance va commencer
Épiphanie de Josué
Dans la marge étroite entre vie et spectacle où il se tient, c’est la semi-obscurité des fins d’après-midi d’hivers. Décidément, Josué est un organisateur spectacles, de parades, c’est clair. Mais il ne l’a pas toujours été. Il faut supposer qu’il n’a pas toujours officié pour cette humanité accumulée et un peu hagarde face à laquelle on peut imaginer qu’il se tient. Il y a eu sans doute une époque où il a eu sa place dans la simple clarté des choses telles qu’elles apparaissent. A cette époque, il savait passer de longues journées sur un détail ; avait réglé des problèmes, avait su se poser d’autres questions, heureux du soin qu’il mettait à chercher, et des cheminements sans fin que chercher impose.
Il peut se souvenir d’avoir passé des journées douces à vivre, tout simplement, à accomplir sa tâche quotidienne, à prévenir les moindres désirs des siens, sans autre souci... Mais il faut admettre qu’il avait fallu que se développe, comme un besoin, comme une rageuse nécessité, cette volonté de créer des spectacles... Il en avait d’abord rêvé, tout simplement : débauche d’idées, de visions, stérilité du verbe. Puis il voulut voir et voir à travers le regard d’autrui. Longtemps il s’était fait violence, avait combattu, dédaigné, exclu, cette exigence.
Une chose est sûre. Voici ce que c’est la souffrance. Un écartèlement. Ça en a la morsure au fond du ventre, cette étrange faiblesse dans les membres, ce noeud, serrant la gorge, ce tiraillement au creux des côtes, cette presque apaisante douleur dans les épaules. Et la douleur sans sommeil sur les yeux... Voici ce que c’est, souffrir : n’être plus qu’une chose contre laquelle s’acharnent les bourreaux, saisie à la fois du dehors et du dedans, pour être décollé de soi-même. Voici encore ce qui s’appelle souffrir : le désir vous pousse dans la main et la main est incapable de caresses ; on s’installe au tour, on rêve la vie de la glaise, l’élancement de la pâte et les pieds refusent de tourner ; la vie vous saisit à la gorge, le corps vibre, on n’est plus que corde tendue, prise à se rompre par l’archet, et aucun son ne naît (ou si laid, imparfait, inachevé, avorton) ; le souffle fait défaut, et la voix s’éteint... Voilà ce qu’il faut appeler souffrance : ce va-et-vient, cet aller-retour de l’incertitude quand on n’est plus que bélier buttant, têtu, contre de trop épaisses murailles.
Il avait eu alors de poignantes envies de prendre les passants à témoin, pour établir le contact, rompre le silence... Vouloir, le seul vouloir, était souffrance ; visions, idées, mots, s’écrasaient sur lui, l’écrasaient...
Il en était, par moments, arrivé à chercher à offrir son silence, un silence plein, un silence dont on s’apercevrait ; non pas un vide aux autres, mais comme une page arrachée à un livre ; comme un livre dont chaque page, blanche, aurait eu un poids différent, un effet différent. Il se rêvait créant des trous noirs.
Seule alors lui avait été douce la campagne dans sa plus concrète réalité, seule la terre, qui -sous l’asphalte étouffant- meurt, gainée de noir...
Les Alpes vous ont de ces vertiges.
AOI