En commençant ma lecture de la partie égyptienne de Transit, j’ai évoqué le dieu Horus, le dieu à tête de faucon. Il faut évidemment, en commençant la promenade mexicaine de ce quatrième Génie du lieu, évoquer ici un autre oiseau de proie, je veux parler de l’aigle, bien sûr, qui orne les armoiries actuelles du Mexique, bien qu’il soit ici plus question de la ville de Mexico elle-même que de l’ensemble du pays (on sait néanmoins, comme il est rappelé à trois reprises, pp. A45, A50 et A93, que les anciennes armes de Mexico comportaient « un aigle aux ailes ouvertes »[1]). Aigle du reste qui fait partie des quarante-quatre symboles que Butor distribue tout au long de ces pages. C’est le symbole, nous dit-il (p.A51), du dernier empereur aztèque né à Tenochtitlan-Mexico, Cuauhtemoc, qui tomba le 13 août 1521 devant les Espagnols. Aigle donc qui a l’avantage d’opposer deux réalités, les Aztèques d’un côté et les Espagnols de l’autre. De fait toute la partie mexicaine de Transit repose sur de fortes dualités, des contrastes extrêmes, des oppositions tranchées. Ainsi l’auteur déclare en commençant « qu’il s’agissait à l’origine d’une sorte d’autobiographie romanesque un peu dans l’esprit de Portrait de l’Artiste en jeune singe, en particulier parce que je voulais opposer des passages diurnes en grande partie fidèles à ce que je pourrais reconstituer, et des rêves entièrement inventés ». Portrait qui, faut-il le rappeler, préfigure en quelque sorte le premier voyage égyptien [2] .
Cette dualité s’exprime en réalité d’abord dans le titre donné à ces pages puisqu’il s’agit de « lettres », ce qui suppose un interlocuteur, un destinataire. Bien que nommé, ce dernier est cependant absent : nous n’avons pas de réponses à ces « lettres ». Il ne s’agit cependant pas d’un inconnu, puisque
Présence/absence, rêve/réalité, diurne/nocturne, cette distanciation est d’ailleurs mise en scène dès les premiers mots de cette correspondance-fiction : « mon prochain voyage au Mexique est donc retardé de quelques mois. J’en suis désolé, mais cela va me permettre justement, au lieu de l’attendre pour m’y mettre, de rédiger enfin ce texte qui attend depuis des années, depuis notre voyage ensemble dans ce pays qui est devenu le tien ». Entre le « je » et le « tu » se noue donc un dialogue à distance. Distance physique et distance temporelle également : entre le voyage projeté, à venir et le voyage ancien déjà recouvert par bien des péripéties, mais distance également imaginaire, romanesque si l’on veut : « Je voulais décrire mon arrivée, certains lieux, l’institut, l’ambassade, discrètement en ce qui concerne les individus bien sûr ; tu aurais été le seul personnage reconnaissable ; mais je ne sais même pas si je n’aurais pas changé ton nom. »
Dualité encore si l’on songe que c’est une femme qui va guider le personnage Butor dans sa virée mexicaine. Métisse, de surcroît, « de Français et de Mexicaine (c’est ici que le décollage romanesque aurait commencé) »[4]. Cette femme que le scribe-romancier-épistolier-personnage nommera in fine plutôt que Maria-Christina, trop anecdotique, Juana Inès, comme justement la très célèbre Juana Inès de la Cruz, Phénix (je souligne) d’Amérique, glorieuse revanche de son sexe, honneur du peuple de ce nouveau monde, et digne d’éloges à l’antique.. »[5]. Deux personnages, Butor et Juana Inès, qui, dans la dernière lettre, nous dit-on, mangent suavement et réciproquement leur image en sucre, en l’espèce « un crâne en sucre avec son prénom inscrit sur le front ».
Mais on n’en finirait pas d’énumérer les dualités, les effets de miroirs, les reprises, rappels et répétitions contenus dans ce texte. Qu’il s’agisse des Toltèques, qui dans leur antique cité de Tula élevaient « beaucoup d’oiseaux divers à plumes précieuses : l’oiseau-bleu, le quetzal, le zacuan, l’oiseau-rouge, et d’autres encore qui chantaient délicieusement »[6] (p.A75), et de leur dieu Serpent-à-Plumes et des Aztèques, qui par de nombreux aspects copient la civilisation toltèque, et de leur dieu Tezcatlipoca « que les Aztèques jugeaient responsable de la destruction de la cité de Tula » (p.A42), du nouveau et de l’ancien monde, de l’enfer (en particulier à cause de ces innombrables sacrifices humains au cours desquels on arrachait le cœur des victimes) et du paradis (« Et comme nous voyions tant de villes et villages aussi bien sur l’eau que sur la terre ferme, et cette chaussée si droite et plane qui allait à Mexico, nous fûmes saisis d’admiration et nous disions les uns aux autres que cela paraissait de ces choses d’enchantement que conte le livre d’Amadis, à cause de ces grandes tours et pyramides et autres édifices qui se tenaient sur l’eau, tous blanchis à la chaux, et quelques-uns de nos soldats disaient que ce qu’ils voyaient était un songe… »[7]), du roman projeté et du roman abandonné, de la première et de la seconde version des fêtes « fixes » dans le second livre de l’Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne de Bernardino de Sahagun[8] abondamment cité (de ces deux versions, dont la dernière « beaucoup plus développée, somptueuse, (est) celle dont je me serais surtout servi pour mes cauchemars », nous avons quelques exemples comme aux pages A67-A68). Du double calendrier aztèque qui commande fêtes fixes d’une part, fêtes mobiles de l’autre, soigneusement soit décrites pour les unes soit énumérées pour les autres. Des dieux et des humains à leur image conduits au sacrifice. Des « deux tomes » de cet ouvrage lui-même, Transit A et Transit B, dans lequel cette partie toute entière sur le Mexique fait pendant à celle consacrée au Japon, etc, etc. Dans la présentation matérielle du livre, on remarquera d’ailleurs que seules des sept régions de l’œuvre, celles sur le Mexique et le Japon comportent une pagination mixte, puisque tantôt celle-ci est placée, pour le premier en haut puis en bas sur quatre pages consécutives et pour le second, de même mais inversement, en bas puis en haut.
Quant à la nature des textes qui occupent cette partie de l’œuvre, disons qu’ils sont de deux sortes puisqu’on distingue les textes en prose d’une part, qui sont les plus importants, et les textes en vers d’autre part. Ces derniers sont au nombre de deux et se rapportent à des domaines relativement annexes par rapport au Mexique puisqu’il s’agit premièrement du poème « Le Fantôme de l’Inca Garcilaso regarde par-dessus l’épaule du photographe » qui a d’abord été publié en 1990, en préface au livre de photographies de Marco Dejaegher intitulé Au Pérou[9], et deuxièmement du poème « Derrière l’horizon du temps », sous-titré « Elégie à Christophe Colomb »[10]. Ce dernier étant découpé en neuf strophes de 21 vers, alors que le premier l’est en huit strophes de huit vers. Ils introduisent donc une sorte de respiration dans l’ensemble de cette partie et soulignent parfaitement son caractère double.
Révélatrice également l’apparition, dans ce contexte, du texte d’Antonin Artaud, « La conquête du Mexique »[11] qui, autant ces « lettres » peuvent se définir comme un impossible roman, peut se définir lui-même comme un impossible projet de pièce de théâtre (ou le projet d’une impossible pièce de théâtre) dans lequel on peut lire, dans les passages repris ici, que « Montezuma lui-même semble tranché en deux, se dédouble ; avec des pans de lui-même à demi éclairés ; d‘autres aveuglants de lumière » quand plus loin « Plusieurs Fernand Cortez entrent en même temps, signe qu’il n’y a plus de chef »[12].
Quant au Mexique lui-même, on peut dire qu’il est double dans la mesure où justement sous le Mexique d’aujourd’hui que Butor découvre en 1979, il y a ce Mexique englouti, disparu, souterrain, et, s’agissant de Mexico même, rasé au XVIe siècle par les Conquistadors, dont à travers nombre de citations de textes datant de la conquête (de Bernardino de Sahagun à Bernal Diaz del Castillo[13] en passant par le Codex Mendoza[14] qui fournissent l’essentiel des citations) nous entrevoyons l’importance historique. Et c’est une des raisons qui explique sans doute que c’est justement en grande partie à travers le métro, monde souterrain parcouru de « ces hiéroglyphes inventés dans une tradition toute précolombienne pour aider les illettrés à s’y retrouver »[15], que ce voyage peut se faire (chaque « hiéroglyphe » donnant lieu à un nouveau paragraphe), alors qu’inversement nombre de rues de la ville ne sont présentes que par leurs noms qui défilent ici et là dans le texte : « En continuant
Les symboles distribués dans l’espace souterrain du métro mettent donc précisément en communication cet ancien monde perdu et cependant fascinant avec ce qu’est devenu après maintes péripéties, révolutions et catastrophes ce prétendu nouveau monde qui semble à bien des égards sur le point à son tour d’éclater : « J’aurais voulu (…) mettre en scène la violence dans les rues de la ville actuelle qui est comme une rémanence de l’ancienne, mais non plus canalisée comme celle-ci, au contraire atmosphérique, une sorte de pollution morale et mentale agaçant les nerfs de tous. »[17]
Vision pessimiste s’il en est, mais qui va être compensée, contrebalancée par l’approche spécifique de l’aire japonaise entièrement dédiée à l’art. Dès lors il nous faut retourner le volume et aborder Transit B où se trouve l’essentiel des « Vingt et un classiques de l’art japonais »[18].
[1] Sur l’origine de Mexico et l’installation des « Mexicas » (« terme qu’il faut retenir, de préférence au terme aztèque » selon Serge Gruzinski) sur leur territoire, la légende raconte qu’« en 1325, les Mexicas découvrent le signe qu’ils attendaient : un aigle posé sur un cactus leur indique le site où ils doivent s’établir, Mexico-Tenochtitlan », in Serge Gruzinski, Le Destin brisé de l’empire aztèque, Gallimard, 1988, Découvertes, p.22.
[2] Portrait de l’artiste en jeune singe, Gallimard, 1967. Citons l’ « envoi » de cet ouvrage : « Comment, après cela, dès la première possibilité offerte, comment aurais-je pu ne pas m’embarquer pour l’Egypte ? »
[3] Michel Butor et
[4] Transit, le Génie du lieu 4, éditions Gallimard, 1992, p.A15. Texte repris dans les Œuvres complètes, VII, 2008.
[5] Ibid., p. B140.
[6] Dans « l’appendice au tiers livre » de Bernardino de Sahagun mis en français par Butor (v. note 8), on lit au chapitre III qu’après l’enfer et le paradis, « l’autre lieu où allaient les âmes des défunts est le ciel où vit le soleil./ Ceux qui vont au ciel sont ceux qui sont morts à la guerre…/… et au bout de quatre ans ces âmes se transformaient en divers oiseaux à plumes précieuses de couleurs vives, et allaient goûter à toutes les fleurs du ciel et de ce monde comme font les zinzones ». On comprend mieux dès lors l’importance des plumes dans la vie et dans les cérémonies des peuples amérindiens et des Aztèques en particulier.
[7] Transit, p. A26.
[8] Bernardino de Sahagún, Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne, traduit de l’espagnol par D. Jourdanet et R. Siméon, éditions La Découverte, 1991. On sait par ailleurs que Butor a publié De l’origine des dieux, mis en français par Michel Butor, tiers livre de l’ouvrage précédent, orné d’un frontispice de Jorge Camacho, Fata Morgana, 1981. Ouvrage dont il cite en entier ici-même les chapitres II, III et IV consacrés successivement au « dieu nommé Titlacauacan (Notre-Seigneur) ou Tezcatlipoca (Miroir-Eclatant) » et au dieu « Serpent-à-Plumes, l’Hercule indien », et quelque peu le chapitre X et de nouveau en entier le chapitre XII qui évoque la fuite de Serpent-à-Plumes et la disparition de la civilisation toltèque.
[9] Au Pérou : au pays des Incas ... d’aujourd’hui, photographies de Marco Dejaegher ; préface de Michel Butor, Lausanne, éditions Livre total, 1990. Le texte est repris dans A la frontière, éditions de La Différence, 1996.
[10] Ces deux poèmes seront repris plus tard ensemble dans Anthologie nomade, Gallimard, 2004.
[11] Antonin Artaud, « La conquête du Mexique », publié pour la première fois dans Almanach surréaliste du demi-siècle, numéro spécial de la Nef, mars 1950 et réédité par les éditions Plasma en 1978. Repris dans le T .5 des Œuvres complètes, Gallimard, 1979, pp.18-24.
[12] Transit, pp. A90 et A98
[13] C’est à la fin de sa vie que Bernal Diaz del Castillo (1492-1581) rédige son Histoire véridique de la conquête de
[14] Codex Mendoza, manuscrit aztèque, Seghers, 1978. Commentaires de Kurt Ross. Butor utilise les premières pages de la deuxième partie de ce codex photographiées pages 37, 42-43, 46-47 et 52 de cet ouvrage. Le « texte » est composé de glyphes ou pictogrammes accompagnés « d’un commentaire sur la signification de chacun de ses détails ou presque, commentaire rédigé en espagnol par un contemporain, selon les explications directes et le conseil des Aztèques eux-mêmes. » Les paragraphes concernant cette œuvre dans Transit sont donc la traduction en langage alphabétique de ces glyphes ou pictogrammes, c’est-à-dire de ce langage essentiellement pictural.
[15] Transit, p. A29
[16] Ibid., respectivement pp. A99 et A133.
[17] Ibid., p.A78
[18] De même que dix-neuf « lettres » sont en A, dix-neuf de ces « classiques » sont en B, et sont répartis de même en autant de plages de chaque côté de la charnière centrale, soit 10 + 2 = 12, chiffre avant tout de l’année qui forme de fait le thème ou le motif central de ces deux parties.