1) Les correspondances
Dès qu’un photographe se manifeste comme un grand artiste, on peut employer à son propos le vocabulaire de la critique littéraire, et en particulier de celle qui s’applique à la poésie.
Inversement on peut parler des aspects photographiques de la littérature. Dans les dernières décades, par exemple, si l’influence du cinéma sur le Nouveau Roman est bien connue, celle de la photographie n’est pas moindre, dans son immobilité justement. On trouvera dans ces ouvrages de nombreuses descriptions de photographies, mais surtout maint passage qui s’efforce de rivaliser avec une photographie, un instantané, la longue description d’un geste bref l’immobilisant.
2) Les juxtapositions
On peut d’autre part lier un texte à une photographie, les voir, les lire ensemble. Si l’insistance est mise sur la photographie, le texte devient une légende. Il est souvent occulté dans notre conscience ; nous ne faisons pas attention à lui, et pourtant il agit fortement sur notre perception de l’image que nous n’interrogeons évidemment pas de la même façon selon le sujet désigné. Dans le cas d’un portrait, il est très important pour nous de savoir s’il s’agit de Delacroix, de Baudelaire ou d’un quelconque conseiller municipal d’un arrondissement de l’époque.
Très importante aussi la signature : Atget, Nadar, Curtis, et tant d’autres.
Si l’insistance est mise sur le texte, la photographie devient une illustration, et c’est elle qui transforme notre lecture. À partir du moment où elle intervient -et l’on ne saurait trop insister sur le fait qu’aujourd’hui l’imprimé courant est un illustré-, il y a quantité de choses qu’il est inutile de préciser par des mots. Les tâches se répartissent. Par contre il naît un nouvel exercice, un nouveau genre littéraire, la description par l’écrivain de ce que l’on a justement devant les yeux
Avant l’avènement de la photographie, la description d’une oeuvre d’art était indispensable pour remplacer sa vision ; on avait besoin d’un voyageur en Italie pour nous décrire la chapelle Sixtine. On avait bien quelques gravures, mais auxquelles on ne pouvait que peu se fier. Lorsque nous avons aujourd’hui un livre avec des photographies de bonne qualité concernant ces fresques, le texte joue un autre rôle. Il est là pour nous apprendre à regarder ce qui est sous nos yeux, pour nous faire voir non pas ce que nous ne voyons pas, mais justement ce que nous regardons et voyons mal.
Entre ces deux pôles : illustration et légende, nous pouvons imaginer toutes sortes d’équilibres différents.
3) Les interventions
J’ai écrit il y a quelques années un texte sur les mots dans la peinture. Ayant travaillé longtemps sur les aspects optiques de la littérature, sur la façon dont on pouvait organiser des pages et des volumes, j’ai interrogé les peintres sur leur utilisation des mots, et me suis rendu compte que, même dans la peinture occidentale, ils étaient fort fréquents et que leur introduction dans le tableau (ou la toile) apportait toutes sortes de phénomènes et problèmes. Tout cela est valable aussi pour la photographie ; et si les mots dans la peinture m’ont enseigné quelque chose sur la littéraure, sur ce que peuvent être et faire les mots, la photographie du mot peut elle aussi avoir une valeur poétique extraordinaire.
Dans la constitution de cet objet si mystérieusement inconnu qu’est le livre, la photographie et les techniques qui lui sont propres jouent un rôle de plus en plus grand : photocopie, photocomposition, photogravure, numérisation, etc. De nombreux éditeurs aujourd’hui au lieu de recomposer un texte, vont nous donner une photographie de l’édition antérieure. Il est possible de travailler photographiquement sur ce texte, de le manipuler, de le “révéler”.
4)Les mots dans la rue
Les mots sont là, visibles partout. Ils envahissent de plus en plus notre entourage. Déjà dans des oeuvres du XIXème siècle nous assistons à cette invasion. Lorsque nous regardons certaines images anciennes de tel coin de ville, de tel carrefour, il arrive que nous n’y discernions aucun texte, mais si aujourd’hui nous photographions le même endroit, son image fourmillera de mots. Si l’on se promène dans les rues principales de Châlons-sur-Saöne ou de Mouans-Sartoux, l’oeil est constamment sollicité par les annonces, les noms des rues sur leurs plaques, les livres dans les éventaires des libraires, toutes les étiquettes dans les vitrines qui jouent le rôle de légende par rapport aux objets présentés, légendes souvent réduites au seul énoncé du prix, les journaux chez leur marchand, etc. Nous n’en finirions pas. Ce texte est là, dans la rue, nous ne le lisons pas de la même façon que dans un livre classique, sur une page blanche. C’est un autre espace. Le photographe peut s’efforcer d’éliminer ce texte, ou bien de le capter, d’en privilégier certaines parties, certaines rencontres de mots particulièrement intéressantes.
Mais, bien sûr, le photographe peut aussi aller chercher le texte dans les tableaux des musées, dans les livres, les manuscrits, les brouillons. Il dispose d’une immense gamme de phénomènes optiques textuels pour lui servir de matière première à partir de laquelle opérer ses transmutations.
5) Tout le “blanc” du monde
Nul n’est plus apte que le photographe à moduler la page blanche du livre ; nul n’est mieux placé pour étudier la relation du mot écrit et de son support. Son art nous permet en effet d’écrire pratiquement sur tout. C’est donc lui qui nous permet d’étudier ce problème : que se produit-il lorsque tel mot apparaît sur tel fond ?
La photographie va nous donner une page “blanche” (entre guillemets, parce qu’elle pourra être tout à fait noire) d’une infinie variété. Elle nous permet de graduer les transparences, la force du détachement de la lettre ou du mot par rapport à ce fond, de les voir devant ou derrière un certain nombre d’objets ou d’écrans. Ce que la photographie nous donne, c’est une possibilité toute neuve d’étudier l’apparition même de l’écrit par rapport au reste de la réalité.
Outre cela elle procure une souplesse extraordinaire dans toutes les variations calligrammatiques. Si le poète veut travailler sur la différence de grandeur entre certains caractères pour certains mots, les techniques classiques de la typographie lui opposeront une lourdeur considérable encore renforcée par les habitudes des institutions. Mais dans le laboratoire rien n’est plus facile que de varier la grandeur d’une partie du texte par rapport à l’autre, sa couleur, son intensité.
6) La modulation lumineuse
Le photographe complice de l’écrivain peut détacher à l’intérieur d’une matière-texte des phénomènes remarquables, les isoler, les citer comme le fait un critique travaillant sur le livre d’un autre. Mais quelle délicatesse de ciseaux ! Passages qu’il peut relier par des transitions de figures, des nuances merveilleusement graduées. Nous avons alors une poésie de la photographie au sens littéral du terme, c’est-à-dire que le photographe lui-même produit un texte nouveau.
L’écrivain peut d’ailleurs préparer des textes tels qu’ils fructifient particulièrement sous de tels traitements. Il travaille alors comme pour un musicien, sachant ou pressentant ce qui peut inspirer l’autre.
À l’aube d’une transformation radicale du livre et donc de notre civilisation, certains photographes savent que leur art est une charnière fondamentale dans les aventures du texte.