(La numérotation des pages renvoie à l’édition Gallimard, col. Folio, 1985)
La source (« Caché derrière l’écran des broussailles qui entouraient la source, Popeye regardait l’homme boire. »), premier élément d’importance du roman, joue véritablement un rôle symbolique et structurant. Il est à mettre en relation avec le dernier élément d’importance du livre : le jardin du Luxembourg à Paris. Objets ou lieux à la fois antithétiques et proches. Antithétiques de par leur situation géographique (le sud des Etats-Unis et la France). Mais proches par la présence au centre du jardin parisien de ce bassin associé à cette « musique ininterrompue » comme la source initiale l’était au chant de l’oiseau caché.
Ce lieu, le jardin du Luxembourg, désignant in fine une des sources de l’inspiration faulknérienne : la littérature française, et notamment Flaubert cité dès le début du roman (p.18). D’un côté donc la source et de l’autre l’ancrage. Nourrie des lettres françaises, la littérature faulknérienne est profondément enracinée dans son lieu d’origine.
Flaubert, source d’inspiration. On notera la citation qui met en scène, noir sur blanc, ce travail et cette source faulknérienne. On ne se nourrit bien que du travail d’écriture de ses prédécesseurs : « chose noire », l’encre, sur « voile de la mariée », la page immaculée. Hommage d’un écrivain en pleine maturité à un illustre mort dont la parole continue de se répandre jusqu’à nous à travers lui.
Trois thèmes m’ont particulièrement requis ici : le thème de la France, celui des liquides et celui du caché.
La France parce que la fin du roman se passe à Paris autour du bassin du jardin du Luxembourg. Mais aussi, bien sûr, parce qu’une partie importante du début se passe à « la maison du Français » (p.18), à proximité de la source initiale. La France aussi et surtout peut-être, à cause de Flaubert dont on peut penser qu’il est une sorte de guide pour Faulkner. Du reste la citation qu’il fait du roman du Français : « il sent comme cette chose noire qui sortit de la bouche de Madame Bovary et se répandit sur son voile de mariée quand on lui souleva la tête », trouve un écho et même plus qu’un écho dans le récit que Temple fait de son viol au chapitre XXIII : « Ce qu’il y avait de curieux, c’est que j’avais cessé de respirer. Depuis un bon moment je n’avais pas respiré, et je me figurais que j’étais morte. Alors j’ai encore fait une drôle de chose. Je me voyais dans le cercueil. J’étais ravissante, vous savez, tout en blanc. J’avais un voile comme une mariée et je pleurais etc.… » (pp.262-63). Cette citation est donc associée à l’épisode crucial du roman : le viol de Temple. La France encore dans ce chapitre XXIII où il est question de « cette machine française », machine de frustration et de mort qui répand le sang à flots. Françaises également, mais de façon plus convenue sans doute, les étiquettes des flacons de parfums et de pommades. Française, enfin certaine maison de spécialité dont Miss Reba nous entretient.
On remarquera que ce thème est très précisément lié au suivant : celui des liquides.
Thème particulièrement riche dans Sanctuaire. Alors qu’un roman comme Tandis que j’agonise, écrit entre les deux versions de Sanctuaire, est presque exclusivement dédié à l’eau, Sanctuaire regorge de liquides.
L’eau tout d’abord, bien sûr, avec la source. Elle désaltère et nourrit « une épaisse végétation de roseaux et de ronces, de cyprès et de gommiers » (p.18). Inversement, et à l’autre bout du roman, elle imprègne toute chose et est synonyme de tristesse et de mort. Son sens, sa signification, a complètement changé.
Mais avant cela, aux antipodes de ce liquide rafraîchissant et nourricier, il y a le whisky. Il est tout de suite associé au danger, à quelque chose de clandestin et recèle tous les périls. Il provoque l’ivresse (p.29 déjà), il est cause de l’accident qui va amener Temple Dark à la maison du Français et par conséquent à son viol. Du reste il est souvent qualifié de « gnôle », c’est-à-dire d’alcool de mauvaise qualité. Il rend malade (p.53, à moins que cela ne soit la « lotion capillaire »), et cause en conséquence l’apparition d’un autre liquide : la sueur (p.49), puis le « vomi » (p.50). Outre le whisky, d’autres boissons sont à l’œuvre : le coca-cola (qui semble rentrer en ligne de compte pour la confection du whisky sour, c’est-à-dire « aigre » ou « tourné », p.49), le gin, la bière (l’un et l’autre chers à Miss Reba), le café, ou encore le lait, boisson spécifique de l’enfant débile.
Mais à l’inverse des autres boissons, l’alcool fait apparaître un autre liquide : le sang (« ces yeux bouffis [ceux de Gowan, ivre] étaient injectés de sang », p.53). Sang qui, plus loin, gicle en bouillonnant de la plaie béante d’une femme assassinée d’un coup de rasoir (p.143) ; sang fantasmé qui coule de la blessure infligée par les longs piquants pointus de la machine française de la p.261 ; et sang, bien sûr, venu du plus intime, dont l’apparition est provoquée par le viol de Temple et dont les traces subsistent, pour finir, sur l’épi de maïs exhibé au tribunal.
Les liquides c’est aussi la sève (pp.25, 33), de l’arbre abattu en particulier ; le jus de crevette, cause de divorce ou séparation ; les larmes (pp.27, 263, 344) ; les coûteux parfums répandus par terre (pp.270-271) ; c’est encore l’essence qui va provoquer la mort plus sûrement encore que le whisky ; c’est aussi, rappelant le vomi, « cette chose noire » qui sort de la bouche du cadavre de Madame Bovary, mais cette chose noire, d’inspiration littéraire, nous ramène en réalité plus sûrement à l’encre évoquée ici et là (p .17), c’est-à-dire à l’écriture, qu’à une déjection quelconque.
Par contre un liquide ne semble pas être nommé dans le texte et qui pourtant est fortement suggéré, c’est le liquide (ou liqueur) séminal(e), puisqu’une bonne partie du livre se déroule dans un bordel et qu’enfin il est question de viol, mais viol paradoxal puisqu’en fait il s’agit d’un viol commis par un impuissant. Ce dernier liquide est donc à la fois fortement suggéré et adroitement dissimulé.
D’où notre troisième thème, celui du caché, le plus riche, le plus constant, jusqu’à l’obsession dans ce livre. Le titre à cet égard est particulièrement significatif. Sanctuaire, c’est le Saint des Saints d’un temple, c’est-à-dire la partie la plus secrète, la plus cachée. Et Temple c’est précisément ici le prénom du personnage principal victime d’un viol, agression qui met à nu la partie la plus intime d’elle-même : « là où mes intérieurs commencent », dira-t-elle. Viol cependant qui demeure escamoté dans le roman mais dont le personnage en question fait le récit. De fait, le caché n’est pas simplement caché chez Faulkner, il joue de son ambiguïté.
Caché, c’est d’abord dans la traduction française, le premier mot du texte. Popeye se dissimule donc, comme il se dissimulera plus ou moins obscurément comme meurtrier aux yeux du lecteur. Sa culpabilité ne fait aucun doute cependant. « Caché, mystérieux », c’est ensuite l’oiseau du second paragraphe et qui se révèlera être un martin-pêcheur. Invisible(s), plus loin, se sont aussi bien les autos que la route. Caché, plus loin encore, c’est aussi bien l’or qu’un optimisme sporadique tente de retrouver dans la maison du Français ; caché aussi l’enfant dans la caisse dissimulée derrière le fourneau ; cachée la cruche d’un galon dans le plancher de cette même maison, cachées aussi, au deuxième chapitre, sont les mains de la femme dans sa robe (pp.30-31). Etc., etc… On n’en finirait pas d’énumérer toutes les choses cachées dans ce livre. Choses qui se dissimulent autant qu’elles se montrent avec retard comme si elles étaient d’autant plus présentes qu’elles avaient dans un premier temps été soumises à ce retrait, ce retard, cette difficile apparition. La culpabilité même de Popeye en est un exemple parlant : à la fois elle reste et restera dissimulée, en définitive elle ne fait aucune doute, sa mort même la rendant explicite.
Les lieux du roman aussi sont des lieux ambigus. On sait le statut de la ville même de Jefferson, lieu imaginaire qui tient lieu d’autres lieux, plus ou moins explicitement cachés-montrés. Mais Memphis apparaît également comme un lieu auquel les personnages n’accèdent que pour se dissimuler, y être soustrait au regard. Ainsi Temple, une fois le viol accompli, y est emmenée pour être à demi séquestrée (Benbow se lancera en détective de pacotille à sa recherche). C’est aussi le lieu de la dissimulation des plaisirs coupables comme la maison du Français est le lieu de dissimulation de la fabrication du whisky. Enfin pour l’essentiel des lieux du roman, il faut noter que Paris apparaît comme un lieu de retraite dans lequel la condition d’étranger vous dissimule aux yeux des gens (par définition étrangers à votre histoire) autant qu’il vous dissimule votre propre histoire surtout quand cette histoire n’est pas des plus avouables : n’est-ce pas le cas en particulier de Temple qui d’étoile brillant au firmament de son collège est venue se fondre, se perdre dans la grisaille parisienne. Elle qui au cours du procès de Goodwin, travestira la vérité et pour cela exhibera le masque que l’on sait : « Dans la pâleur absolue de son visage, les deux touches de fard semblaient deux rondelles de papier collées sur ses pommettes… » (p.336).
Ce thème de la dissimulation, du mensonge, du reste, est aussi présent ici que dans Tandis que j’agonise. Ainsi p.125 : « Et c’est peut-être bien alors à ce moment-là que je me suis aperçu pour la première fois qu’Addie Bundren cachait ce qu’elle faisait, elle qui nous enseignait toujours que la tromperie était une chose telle que, dans un monde où elle existait, rien ne semblait mauvais en comparaison, ni important, pas même la pauvreté. ». Il y a une valeur morale attachée sans aucun doute à ce caché omniprésent dans le texte, mais il a aussi, je pense, un rôle didactique. Pour Faulkner, la littérature nous enseigne que derrière les apparences il y a autre chose, qui ne peut se découvrir que progressivement, qui demande du temps, de la réflexion, de la patience. Si l’issue est tragique ici, elle ne l’est pas dans l’Intrus, autre roman de Faulkner dans lequel celui qui est promis au lynchage est finalement blanchi de tout soupçon à la suite de la découverte de la vérité. La littérature, en définitive, nous dévoile un monde plus beau, plus transparent, plus brillant que celui qu’on voudrait nous faire accepter, mais c’est un monde à construire.
Henri Desoubeaux