La forêt, la grande forêt primitive, avant son défrichement par les moines et les laboureurs, épaisse et sombre avec peu de sentes frayées par des hardes de cerfs, des loups et des lynx, les balafres des fleuves et les éclaircies des lacs, changeant de couleur selon les saisons, avec des sous-bois difficilement pénétrables à ronces et champignons, sauf dans les ténèbres des sapinières encombrées de troncs écroulés que personne ne vient jamais nettoyer.
Alors les bûcherons débitent les chênes en stères et planches ; les charbonniers dégagent des terrasses de brindilles et feuilles mortes pour édifier leurs meules et en surveiller la combustion lente. Ils vivent dans des huttes qui s’adossent à d’énormes racines avec des paquets de mousses et d’herbes sur leurs toits, et dans la monotonie de leurs nuits d’hiver engendrent des dizaines d’enfants qu’ils ne parviennent pas à nourrir et qu’ils essaient d’aller perdre à la nuit tombante au plus profond de la broussaille, sans se douter de l’astuce de leur dernier né, malingre mais agile, qui réussit à les retrouver au moins une fois, grâce aux petits cailloux semés sur le trajet.
Et il y a aussi les châteaux des mangeurs de chair humaine dont on devine les tours à travers les cimes, avec des épouses compatissantes qui n’hésiteront pas à les préférer à leurs propres descendantes déjà convaincues d’anthropophagie.
Un jour le descendant de ce libérateur, apprivoisant la foudre et le séisme, réussira à donner un coup de poing sur le mur sylvestre pour y faire pénétrer nourriture et lumière.
Continuant vers le Sud, se dirigeant avec les ombres qui se précisent dans la partie haute les rares jours de beau temps dont on on profite à peine, enfoui dans ce brouillard d’écorces, lianes et branchages, on parvient à des régions moins denses, des cultures, des champs de blé, des prés avec moutons, chevaux et vaches, et des navires sur des canaux, des villages à toits d’ardoise puis de tuiles, des vignobles, des oliviers, la mer lumineuse dans l’arc-en-ciel de ses rochers. Il semble encore plus difficile de la franchir que la forêt antérieure. On essaie radeaux, barques et navires. Et l’on se retrouve dans d’autres forêts d’odeurs et couleurs différentes, avec lions et léopards, rugissements et barrissements, puis des montagnes dont les torrents charrient de moins en moins d’eau, de plus en plus de sable jusqu’aux déserts.
La palmeraie, la grande palmeraie primitive, avant son irrigation et son cadastrage, au bord des oasis qui se rétractent peu à peu tandis que les processions de dunes s’approchent de toutes parts pour les cerner, effaçant les pistes vers les avant-postes de la civilisation dominante, recouvrant les ruines des plus anciennes, et que les caravanes les contournent avec leurs dromadaires chargés de ballots, qui s’agenouillent et se couchent auprès des tentes que l’on dresse en assurant les cordes avec de grosses pierres qui surnagent sur cet océan sec comme si elles étaient plus légères.
Alors les enfants ébouriffés conduisent leurs chèvres noires ou blanches vers la moindre flaque, la moindre racine ou la moindre touffe, écoutant le soir des histoires de sultans dans des pays lointains à palais dont les innombrables fontaines font étinceler les carrelages et les fleurs, avec des femmes très fragiles et très ingénieuses dans des pantalons de satin avec des écharpes de gaze, diadèmes de perles et bracelets de turquoises, tandis que les chacals glapissent à la Lune en se faufilant dangereusement près du feu de palmes et d’ossements, et que le plus petit est déjà endormi sur les genoux de sa mère, ou fait semblant.
Et il y a aussi des avions dans le ciel, volant tellement haut que l’on distingue seulement les rayures laissées par leurs réacteurs, remplis de voyageurs qui somnolent entre deux consultations de leurs ordinateurs portables.
Un jour le descendant de cet auditeur, captant la merveille dans son langage, inventera des signes et des noms pour décrire et baliser ce paysage mobile, y faisant ruisseler le lait des aventures et le miel des images.
Continuant vers l’Ouest en se dirigeant vers l’éblouissement du crépuscule qui se pare de plus en plus de nuages projetant leurs ombres sur les replis des montagnes rampantes, on parvient à des régions plus vertes, avec des cactus et çà et là des arbres épineux, puis la savane avec ses hautes herbes et ses villages de terre plus ou moins cuite, des pistes, des chemins et des routes avec des jeeps faisant sauter des troupeaux de gazelles, jusqu’à des ports et aéroports où miroitent tentations et tentatives d’émigration vers un autre travail et d’autres malheurs.
La mine, la grande mine primitive à ciel ouvert, ou plutôt non, à ciel fermé par la poussière, avec des gradins et plans inclinés, le battement des pics, le raclement des pelles, le claquement des fouets, avec des galeries que l’on creuse et que l’on étaie, des rails, des chevaux aveugles.
Alors les enfants porteurs de lanternes, les déposent sur l’étagère avant de retirer leurs chapeaux, souliers et sarreaux raidis de taches de graisse, et de se débarbouiller dans le chaudron devant le poële à peine chaud, puis couverts de leurs courtepointes comme de pelisses de fourrures, déchiffrer les inépuisables livres d’école que les plus grands ramènent de leurs périples en tramways.
Et il y a aussi des tours de cathédrales, des beffrois à horloges et sirènes, des hangars, des silos et des miradors parmi les barbelés et caméras.
Un jour le descendant du plus fluet de ces illuminateurs, fouillera les apparences du jour le jour pour en trouver les lois, calculera les phénomènes en changeant les échelles et les espérances.
Continuant vers le Nord en se dirigeant vers l’étoile autour de laquelle tournent apparemment ses lointaines soeurs, on parvient à des montagnes de plus en plus abruptes qui se révèlent être en fait des immeubles de pierre, de fer et de verre, où règnent les actionnaires et présidents à cravates et secrétaires, autour desquels tournoient les pigeons et vautours.
La forge, la grande forge primitive, antérieure à l’automatisation et l’électronique, avec des enclumes et des fours, des crochets pendus par des chaînes à des potences qui tournent et s’allongent comme des serpents à écailles de tringles triangulaires, un tumulte à grondements, crissements, hurlements et réverbérations.
Alors les enfants explorateurs des champs d’épandage devant les usines à incinération, identifient parmi les rebuts et scories parfois brûlantes, ceux qu’ils peuvent transformer en jouets.
Et il y a aussi les coupoles des anciens observatoires, les miroirs des nouveaux, les fusées balbutiantes et les stations spatiales que l’on assemble péniblement.
Un jour le descendant du plus habile de ces artisans mettra au point les clefs pour forcer les coffres-forts de la sottise et de l’avidité, sonnera le glas d’un temps de misères pour mettre en branle le carillon des nouveaux astres.
Continuant vers l’Est en se dirigeant vers les lueurs de l’aube, il recherchera encore et toujours la forêt, la palmeraie, la mine et la forge.