HENRI DESOUBEAUX
Pour Michel Butor tout texte est accumulation de textes antérieurs, souvent épars, qu’il faut retrouver, reconsidérer, reconstruire, réinterpréter, reprendre et agencer, telle Isis reconstituant le corps démembré de son époux Osiris, père d’Horus, le dieu à tête de faucon. Il est en même temps voyage dans l’espace, dans le temps et dans la Bibliothèque. En voici un petit aperçu à propos d’un de ceux qui constituent le livre suivant et où chacun entre en résonance avec tous les autres.
Ce livre, Transit, quatrième volume de la série du Génie du lieu, contient sept parties dont l’intitulé commence toujours par un nombre :
- "Seize hommages à l’artisan de la vallée",
- "Huit éclaircies dans l’épaisseur du Nord-Ouest",
- "Quatre échappées dans le miroir de Boomerang"
- "Treize stations dans le tourbillon parisien",
- "Vingt et une lettres à Frédéric-Yves Jeannet à propos du Mexique",
- "Treize lectures dans le calme genevois" et
- "Vingt et un classiques de l’art japonais".
La dimension géographique de cet ensemble ne peut que frapper l’esprit du lecteur.
La partie "Seize hommages à l’artisan de la vallée" fait intervenir deux textes : Pique-nique au pied des pyramides (PN) qui date de 1986 et Un jour nous construirons les pyramides (UJ), sous-titré lors de sa parution : « mobilier funéraire prédynastique et pharaonique », sur des photographies de Pierre-Alain Ferrazini, Musée Barbier-Mueller, Genève, et qui date de 1990. Texte récent donc par rapport à Transit qui date, lui, de 1992.
PN, quant à lui, a été successivement publié dans :
- Si le romain maigre correspond au pique-nique proprement dit encore faut-il remarquer que tout ce qui touche aux plaies bibliques en fait partie.
- Quant à l’italique maigre, il correspond à un texte de type informatif/explicatif caractéristique des Guides Bleus qu’affectionne particulièrement l’auteur.
- Le romain souligné renvoie au Roman de la Momie de Théophile Gautier cité dans la première couche. Le texte est emprunté au premier chapitre de l’ouvrage.
- Le romain gras, quant à lui, correspond à une autocitation d’un texte très ancien dans la production butorienne puisqu’il s’agit d’un texte publié dans Les Cahiers du Sud, n°351, juillet 1959, pp.208-212, où il est daté de 1951 (texte repris d’ailleurs dans Travaux d’approche en 1972), qui remonte donc au temps du premier voyage de l’auteur en terre égyptienne et qui s’intitule tout simplement « Poème écrit en Egypte ».
- L’italique maigre souligné ne comporte en réalité que la courte citation-proverbe d’Horace. Cette dernière, isolée dans le texte, peut bien se rapporter à la conversation du pique-nique (« Chacun a ses moments d’absence »), mais elle s’en détache néanmoins dans la mesure où le texte conversationnel n’est pas souligné. En revanche le texte souligné proche de cette citation est l’extrait du Roman de la Momie de Théophile Gautier chez qui on lit : « Quelques rares esclaves de la race Nahasi, au teint noir, au masque simiesque, à l’allure bestiale (je souligne ces deux expressions), bravant seuls l’ardeur du jour portaient chez leurs maîtres l’eau puisée au Nil… » (1) et qui donne chez Butor, avec le changement de temps de tout le passage : « quelques rares esclaves bravent seuls l’ardeur du jour … (…) … le teint noir, ils portent chez leurs maîtres l’eau puisée au Nil… » De fait Butor corrige (en ôtant) et on peut penser avec lui que Gautier n’est pas exempt de « faiblesses » : Quandoque dormitat Homerus…
- Beaucoup plus longue, en revanche, est l’autocitation du poème « Le scribe », en romain gras souligné, texte publié en 1984 avec quatre gravures d’Axel Cassel (2).
- Enfin, l’italique gras renvoie à un troisième poème de Butor : « Le monologue de la momie », d’abord publié dans la revue Silex (n°13, 3e trimestre 1979, pp.9-12) et repris dans Envois en 1980 où, nous dit l’auteur, le poème fut composé « en feuilletant ma vieille traduction du Livre des morts ». Mais pas plus que les deux autres, ce poème n’est cité en entier. Il ne s’agit que d’extraits.
Sept couches donc qui nous rappellent que c’est dans un volume composé d’autant de parties qui toutes offrent cette première caractéristique justement d’être formées de sept fois sept niveaux textuels si l’on peut dire. A cet égard disons que cette toute petite partie d’un texte beaucoup plus vaste est emblématique de l’art d’écrire butorien qui, comme les terres des bords du Nil, s’accroit de saison et saison et d’année en année de nouvelles alluvions qui en font l’extraordinaire fertilité et richesse. Mais c’est anticiper.
1) Le Roman de la Momie, éditions Garnier-Flammarion, 2002 (1966), pp.59-60 (chap. 1).
2) Et repris dans les revues Corps écrit, n°15, septembre 1985 et Caravanes, n°1, 1989 (présentation d’André Velter), ainsi que dans Patience, 1991, pp. 98-100.
3) Précisons que malgré son titre, cet ouvrage ne fait pas partie de la série des Génie du lieu dont le cinquième volume, Gyroscope, porte bien la mention : « 5 et dernier ».
4) Michel Butor à Nice, édition de la bibliothèque municipale de Nice, 2004, pp.76-79.
5) Hérodote, dans les passages cités de ses Histoires, compare les anciens Egyptiens aux autres peuples de
6) Tirées du Discours sur l’histoire universelle, qui date de 1681.
7) Fénelon commence à publier ses Aventures de Télémaque en 1699. Mais cette publication est immédiatement interrompue après la parution du premier tome. Ce qui n’empêchera pas cet ouvrage de connaître un succès considérable par la suite.
8) Cette fois les citations sont tirées du prologue du roman (pp.33-35 de cette édition – voir n°1).
9) Voir l’« Histoire du calife Hakem » dans le Voyage en Orient, Œuvres, II, Gallimard, La Pléiade, 1978, pp.358-59 et 387-88.
10) Dont le voyage en Egypte avec Maxime Du Camp date de 1949. Flaubert a 28 ans.
11) Le texte « Stèle de Thoutmosis III » repris par Butor et réécrit se trouve dans Textes sacrés et textes profanes de l’ancienne Egypte, 1, Des Pharaons et des hommes, traductions et commentaires par Claire Lalouette, Gallimard, 1984, sous le titre : « Hymne triomphal pour Thoutmosis III », pp.101-104.
12) Quant à celui du « désespéré », également réécrit par Butor, on le trouvera dans le même ouvrage sous le titre « Les chants du désespéré », plus précisément pp. 223-224 : « 1er chant » et début du second.
13) Voir p.230 de l’Album Nerval de la Pléiade, 1993, le document qui atteste du jeu de mots sur son prénom : « Signe allemand, feu. G rare » et le dessin de l’oiseau dans sa cage, ainsi que la célèbre formule : « Je suis l’autre ».
14) « Le ba, écrit Claire Lalouette, est une partie constitutive de chaque être ; représenté sous forme d’un oiseau à tête humaine, dont les pattes se terminent par des mains, il est l’élément mobile de l’individu. Après la mort, le ba peut quitter la momie, aller sur terre quérir les souffles rafraîchissants de la vie et les rapporter au défunt en sa ‘maison d’éternité’ » (n°24, p.290).
15) Claire Lalouette écrit à propos du désespéré : « Le dialogue [entre celui-ci et son ba, c’est-à-dire son « âme-oiseau »] est, en quelques passages, obscur, mais les quatre chants d’angoisse qui le suivent sont souvent d’une grande beauté, exprimant, de manière poignante, la solitude de l’homme dans l’univers. » La mention de la « douceur » retrouvée qui clôt cet emprunt (« Tu me rends la douceur que je croyais morte », B 164) semble devoir être mise à l’actif de Butor. Elle fait d’ailleurs écho à la vie des bergers « plus douce » que celle des dieux dont parle Fénelon qui prône un certain hédonisme et sur laquelle se clôt l’ensemble des ces quatre-vingts citations (B 165).
Bibliographie
Paul Barguet
- Le Livre des morts des anciens Egyptiens, introduction, traduction, commentaire de Paul Barguet, les éditions du Cerf, 1979.
Jacques-Bénigne Bossuet
- Discours sur l’histoire universelle, texte en ligne avec indication de source : Source Frantext réalisée par l’Institut National de la Langue Française (INaLF).
(ftp://ftp.ac-toulouse.fr/pub/philosophie/bossuetdiscourshistoireuniverselle.rtf),
pp. [454-455-456] pour les citations dans Transit.
Michel Butor
- Le Génie du lieu, Bernard Grasset, 1958. Repris dans Œuvres complètes V, édition de la Différence, 2007.
- Travaux d’approche, éditions Gallimard, coll. Poésie, 1972. Repris dans Œuvres complètes IV, 2006.
- Envois, éditions Gallimard, coll. le Chemin, 1980. Repris dans Œuvres complètes IV, 2006.
- Le Scribe, Spuren éditeur, 1984, avec quatre gravures d’Axel Cassel.
- et Henri Maccheroni, Œuvres croisées 1975-1985, la casa Usher, 1986.
- Avant-goût II, éditions Ubacs, 1987.
- Un jour nous construirons les pyramides : mobilier funéraire prédynastique et pharaonique, photographies de Pierre-Alain Ferrazini, texte de Michel Butor et Michel Valloggia, Genève : Musée Barbier-Mueller, 1990.
- Echanges, Carnets 1986, éditions Z’éditions, coll. Aux Archipels de la mémoire, 1991.
- Le Génie du lieu 6, avec Henri Maccheroni, éditions Alessandro Vivas, 1991.
- Patience, éditions Métailié, 1991.
- Transit, Le Génie du lieu 4, éditions Gallimard, 1992, 2 x 205 pp. Texte repris dans les Œuvres complètes, VII, 2008.
- Gyroscope, autrement dit Le Génie du lieu, 5 et dernier, éditions Gallimard, 1996. L’œuvre est reprise dans les volumes VII et VIII des Œuvres complètes, 2008.
Collectif
- Michel Butor à Nice, Mélanges publiés à l’occasion de l’exposition du même nom à la Bibliothèque Louis Nucera du 11 mars au 7 mai 2004, édition de la bibliothèque municipale de Nice, 2004. L’article de Raphaël Monticelli (pp.65-86) s’intitule « Une lecture de Transit, Génie du lieu 4 de Michel Butor ».
Fénelon
- Les Aventures de Télémaque, Gallimard, Folio, 2002 (1995). Les citations faites par Butor se trouvent pp. 46, 51, 53, 54 et 55 de cette édition.
Gustave Flaubert
- Voyages et carnets de voyages, in Œuvres complètes, T. 10, Club de l’honnête homme, Paris, 1973. Texte en ligne sur le site Gallica de la BNF :
http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-26953&I=462&M=pagination [pp.532-533].
Théophile Gautier
- Le Roman de la Momie, éditions Garnier-Flammarion, 2002 (1966).
Hérodote
- Histoires, 2, Euterpe, éd. bilingue par Philippe-Ernest Legrand, les Belles Lettres, Paris, 1944.
Horace
- Art poétique, texte en ligne, traduction de la collection Panckoucke (J. N. M. De Guerle),1832 : http://www.espace-horace.org/trad/panckoucke/artpoet.htm
Claire Lalouette - Textes sacrés et textes profanes de l’ancienne Egypte, 1, Des Pharaons et des hommes, traductions et commentaires par Claire Lalouette, Gallimard, 1984.
Gérard de Nerval
- Œuvres, II, Gallimard, La Pléiade, 1978, pp.358-59 et 387-88 (Voyage en Orient, « Histoire du calife Hakem »).