Vous avez déjà connu ça : vous regardez une chose, une autre, cédant tantôt à l’ennui, tantôt au désir d’être tiré de la torpeur et vous stimulant vous-même pour y parvenir ; tout est beau et bon, bien à sa place ; la stabilité du monde est infinie et définitive ; les images qui vous en parviennent, à défaut de vous émouvoir, vous rassurent. Et soudain, l’air environnant semble s’animer d’une vibration particulière. Vous êtes toujours dans la salle d’exposition, le musée ou l’atelier, mais il y a là un objet (une oeuvre, un travail... ) qui, pour d’insoupçonnables raisons, impose un autre type d’approche, accroche différemment votre regard. Vous êtes dans une zone de silence, un no man’s land, dans lequel se tient seul l’objet qui désormais bouleverse le repérage que vous connaissiez : il n’est pas un objet qui prend place dans un ensemble connu ; il est une donnée nouvelle du réel, qui focalise toute votre énergie et toute votre attention. Les positions de votre corps dans l’espace où vous vous tenez vont maintenant dépendre non de votre seule volonté, mais de sa présence, de même vos postures, et jusqu’à vos mimiques. Vous ralentissez vos mouvements, vous respirez autrement, ou plutôt, vous vous rendez compte que vous respirez et prenez conscience que votre respiration trouble le désordre établi.
Ce flottement vous laisse stupide. Sans voix. Ce qui se creuse en vous, c’est d’abord un gouffre d’ignorance, tandis qu’apaisante, vous saisit cette humilité particulière qui vient de se savoir infiniment ignorant. Plus tard vous chercherez à comprendre ce qui a provoqué votre émotion, dans l’ordonnancement de l’objet, sa structure, sa façon de composer avec la lumière, les bruits, vos déplacements, dans la qualité du travail qu’il a nécessité. Vous savez qu’immanquablement vous ne cesserez plus d’explorer l’inconcevable équilibre qui se réalise en lui. Vous dites inconcevable parce que vous n’avez pas été capable d’en concevoir même la nécessité. Mais il a bien été conçu ; et tout aussitôt sa nécessité vous a submergé ; et au fur et à mesure qu’il s’imposera à vos sens et à votre raison, vous commencerez à vivre -rétrospectivement- son absence passée, et à reconsidérer du même coup votre regard sur ce qui a été. En même temps, vous apprendrez, longuement, à reconnaître en lui tout ce qui l’a rendu possible, qui lui a donné forme, et qui, même définitivement disparu, est devenu en lui indéfiniment agissant. Vous l’avez reconnu monument de mémoire.
Vous connaissez ça ; et vous savez que ce que vous voyez ne quittera plus votre esprit ; que, jour après jour, ça creusera son interrogation en vous ; que, peu à peu, ça viendra prendre place parmi vos éléments de repérage dont ça vous obligera à reconstruire constamment l’agencement. Vous regardez et laissez l’oeuvre se graver en vous dans tous ses détails : vous savez qu’il va vous falloir, bientôt, vivre, désormais, avec son seul souvenir ; que vous ne pourrez pas retrouver constamment ce contact qui vous engage si fortement dans toutes les composantes (les fibres ?) de votre corps, et qu’il faudra que vous vous accommodiez d’une absence de plus, et qu’il faut donc que vous construisiez vous-même, un autre mémorial.
C’est ainsi que, jour après jour, vous portez la sourde douleur de ces statuettes des Cyclades, qui vous ont, dès la première vision, si profondément fasciné (vous ne pouviez en détacher vos regards) : en elles, présentes, s’effaçaient, c’est-à-dire, dans le même moment, vous apparaissaient et, visiblement, se perdaient, la figure humaine, la clarté du regard, le projet du sculpteur, le travail de la main et toutes les manipulations, les échos de lumière, l’organisation des habitations, le va et vient des ruelles, l’amour des zones d’ombre, le bruit de la mer, les pérégrinations, la traversée du temps et jusqu’aux regards les plus contemporains et au modeste et entêté travail qui vous les présentait là, dans cette vitrine, hélas à l’abri de vos mains... Et, depuis, dans votre mémoire, en elles désormais absentes, c’est toujours, à leur évocation, le remuement silencieux des îles translucides.
Vous savez aussi qu’il est des oeuvres qui produisent de la répulsion en vous... Vous avez appris à surmonter cet effet : à y reconnaître, parfois avec difficulté, un fait et un parti pris de l’art dont les représentations de monstruosités et des horreurs sont l’un des prétextes les plus constants. Et ce ne sont point les fameux ’"serpents et monstres odieux" qui vous répugnent, mais l’attaque déformante de la figure humaine dont le modèle contemporain se trouve dans l’oeuvre de Bacon ; la répulsion n’est pas moins grande quand vous vous trouvez face à des oeuvres qui ne se présentent pas comme la déformation des corps par les effets de l’art, mais comme le constat des déformations des corps vivants par la réalité de la vie : ce quotidien infiniment banal et infiniment tragique que vous avez eu tant de mal à amadouer dans l’oeuvre de Rustin. Vous savez que, parce qu’elle a sans doute même origine, l’attaque de l’espace de l’art, la nécessaire, troublante et douloureuse mise en cause de son intégrité, provoque couramment le rejet et le scandale.
Fait de circonstances ? Aucune oeuvre ne vous a paru plus répugnante que celle de Miodrag Tasic, que vous avez là, sous les yeux. Le premier effet a été tel que, sur le seuil de l’atelier, vous avez voulu, et ça ne vous était encore jamais arrivé, faire volte face et fuir. La seule présence des objets envahit l’espace (c’est bien cela : leur présence seule, et non les objets eux-mêmes, comme s’ils avaient créé une présence indépendante d’eux, capable de se gonfler aux dimensions de tout l’espace et d’en occuper le moindre creux, physiquement sensible à tous les sens, et pas seulement aux regards, et d’opposer à l’intrus une résistance absolue, focalisée au creux de son sternum, lui coupant le souffle et le repoussant, tandis que seule la courtoisie, la politesse, l’engagement pris le maintiennent en place dans une inquiète suspension). Vous avez été à deux doigts de vous excuser auprès de l’artiste et de prendre congé.
Comment pourrez-vous amadouer les monstres ? Où trouverez-vous le sursaut pour leur imposer malgré tout votre présence ? Comment tournerez-vous autour de leurs positions, contournerez-vous l’obstacle ? Il vous faudra mettre en place un siège lent, vous les circonviendrez, élaborerez des rites d’apaisement, des procédures d’apprivoisement, des verbalisations lourdes... Et vous emporterez avec vous leur image de divinités ronchonnes et dédaigneuses pour la confronter à d’autres monstres, à d’autres divinités goulues ou affamées. Peu à peu vous vous mettrez à vivre avec leur vibration constante, leur jeu de basse continue, leur questionnement. Et les monstres répugnants du premier contact finiront par vous apparaître dans leur tragique et dérisoire humanité, emblèmes d’une fin de siècle déchirée, d’une impuissance définitive et lasse, portés, tenus ou structurés par toutes ces questions en cascades, qui si violemment s’opposent entre elles et font, si violemment, écho aux votres !
Le premier aspect qui vous frappe, celui qui a justifié, finalement, votre dégoût, c’est, évidemment, la difformité de ces grotesques hyperboliques, de ces bouddhas monstrueux et dédaigneux, suspendus dans des postures dérisoires et saugrenues. Quelque chose pourtant a nuancé votre réaction et lui a donné une tonalité particulière, vous rendant familières et proches ces figures au moment mêmeoù vous les retenez comme étranges : ni la structure physique, ni sa représentation ne semblent atteintes par le travail de l’artiste ; la déformation, en somme, n’affecte que ce qui se présente comme l’enveloppe des figures qui se tiennent devant vous, seule semble bouleversée leur surface, comme si quelque chose, là dedans ou là dessous, pouvait ou devait demeurer intact et à l’abri.
Et c’est bien encore cette même suggestion qui est renforcée par l’élégance et la finesse des membres : dans ces corps disproportionnés, les bras et les jambes surgissent, comme s’ils appartenaient à quelqu’un d’autre de telle sorte que se renforce l’idée de protection en même temps que surgit celle d’engloutissement. Ces membres sont bien ceux du corps d’origine, jeune, simple, sans ajout, sans rien de superflu, qui se serait fait une protection de cette molle carapace adipeuse ; mais ils sont aussi ceux d’un autre corps, emprisonné par le premier, ou avalé par lui. Ces figures sont doublement doubles, croisant jeunesse et vieillesse, obésité et minceur.
La vertu de ces emblèmes est justement qu’ils vous font flotter entre identité et altérité, et que cette incertitude s’introduit jusque dans leur plus grande intimité, leurs attributs sexuels : phallus ou vulve, les sexes sont pris dans les affaissements et les replis des chairs, jusqu’à y disparaître et parfois s’y perdre, masqués, privés de leurs vertus, dans une sorte de désérotisation obscène que vous semble accentuer une absence de pilosité qui donne à cette surabondance de chairs et de plis, des aspects de muqueuses. En même temps que vous vous débattez entre les images de protection du même et celles de l’agression par l’autre, vous pouvez basculer à celles de l’agression de soi sur soi. Les figures de l’obèse sont bien de nature à développer ainsi ces ambigüités et ces paradoxes.
L’obèse est perçu comme forcément exploiteur, puisqu’il porte en lui plus qu’il ne lui est nécessaire et que, par conséquent, il en dépossède forcément d’autres. En même temps, puisqu’il prend sans compter, il donne l’image de qui peut rendre de même : ainsi, autour des idées que l’on se fait de l’obèse se développent des suggestions de jovialité et de générosité. Une dernière image, historiquement plus récente, vient se superposer aux deux premières : le gros, victime de sa démesure et de son incapacité à contrôler ses appétits, peut faire aujourd’hui plus envie que pitié. Cette figure foncièrement ambigüe développe ainsi des sentiments mêlés de fascination, d’attirance, de sympathie, de dégoût et d’inquiétude et vous vous dites que c’est là-dessus que joue Miodrag Tasic, lorsqu’il pousse à leur paroxysme les images de l’obésité.
Et c’est bien l’image de l’obésité et de la disproportion qui est seule en cause : même si vous reviennent en mémoire les figures habituelles du gigantisme, vous voyez bien qu’aucune de ces statues ne s’impose -ni n’en impose- par sa masse réelle. (Et cela, peut-être, renforce de rejet : ces figures ne s’imposent en rien. Mais c’est en même temps ce qui, paradoxalement encore, fait d’elles des figures curieusement souffrantes et, parce que souffrantes, sympathiques. Et sans doute vous dites-vous souffrance parce qu’elles ne s’imposent pas par la taille, et que, toujours inférieures à l’échelle humaine, elles sont sous le regard, sous votre regard). Vous mesurez la distance qui les sépare de tous les gigantismes, de toutes les superbes et de toutes les fortes, et bruyantes, et parfois, hélas, tapageuses, affirmations de présence, de travail ou de pouvoir. Vous les voyez alors plus proches des gnomes ou des grotesques que des géants. Et si ces petites oeuvres sollicitent le souvenir des géants de Botero, vous vous les rappelez plus lisses, plus tendus, plus équilibrés, peut-être plus maternels, mais en même temps, plus distants, plus majestueux, moins fraternels.
Vous voici tournant autour de ces sculptures ; satellisé et bien plus proche désormais de leur géographie intime, vous considérez avec davantage d’attention les images complexes qui naissent de ces masses et de leurs replis, de leurs débordements, de leurs coulées, de leurs contraintes, de leurs étagements. Un monde dans un monde, un travail dans un travail... Vous savez que le plus souvent l’image reconnaissable n’est que le prétexte à la pure jubilation de peindre ou de sculpter, que parfois même elle cache mal cette pure attention aux seules matières de l’art, porteuses à elles seules de toute la profonde pleine et insupportable joie qui naît de ce que l’on appelle "créer" : peut-être, tout simplement, une manière survivre en travaillant les raisons même du tragique. Les matières, les formes qu’elles prennent, les accidents qu’elles subissent, demeurent si proches du corps au travail, et de ses gestes et de tous les mouvements de la main, et de tous ses rêves de libération, elles en conservent si fidèlement la mémoire, que l’on croirait voir Van Gogh écraser son tube pour en faire sortir une ultime maigre pâte, ou Fra Angelico, cherchant à donner à ses brosses la liberté même de la terre productrice du dessin improbable des marbres. Vous savez que dans le détail d’un drapé se jouent tous les rêves de liberté de la toile, du corps, de l’art, surgi des aléas qui se tissent dans les jeux entre la pesanteur, la légèreté, le vent, le masque, l’incertitude, le voile ; que dans les plis de la toile figurée sur une toile se développe la fiction du corps représenté comme caché, et de la toile présente que l’artiste cache, cherche à faire oublier.
Les bronzes de Miodrag Tasic vous font revenir en mémoire toutes les images de drapés, mais vous voyez bien que c’est le corps lui-même -vous précisez en même temps en vous-même : "La figure de la peau"- qui drape -lourdement- le personnage. Et vous vous dites que si la toile est -chez preque tous les peintres que vous aimez- une métaphore de la peau, dans le cas de Tasic le sculpteur, la peau de bronze joue le rôle de la figure de la toile... Métaphore d’une métaphore....
Vous voici suivant les méandres des plis... Cette sculpture, apparemment si figurative, voilà qu’elle développe dans son détail, toutes les fantaisies des abstractions : chaque détail est une sculpture dans la sculpture, à tel point que vous vous dîtes que ces figures d’obèses ne sont peut-être en somme que le prétexte au pur jeu formel des plis qui semble obséder la conscience des artistes de la vision depuis des millénaires... La représentation des chairs prend des aspects de relevés géographiques : bouleversements de vieux massifs, étagements souples de chaos, douceur luisante après la pluie d’un champ lourdement labouré, motte humide ou relief de lune ; en tout cas minutie des doigts polissant la cire tiède, rêve d’un monde en construction saisi du bord du pouce et prenant là, entre pouce, doigts et main, ses formes, ses accidents, ses équilibres. La mémoire inscrite dans les sillons de bronze est pleine d’images de corps au travail
Les figures de Miodrag Tasic ne vont plus jamais cesser leur ensemencement en vous. Vous allez vivre avec leur absence et l’interrogerez jour après jour ; vous sortirez de votre vie de grandes zones que vous croyiez une fois pour toutes calmes et lumineuses et goûterez en elles une étrangeté inconnue (peut-être s’agit-il de ces espaces ignorés de la conscience, ces "limbes" dans lesquels reposent les enfances disparues dans l’innocence) ; vous vous heurterez à leurs questionnements têtus, aux conversations qu’elles engageront sans trève entre elles et avec les autres personnes du monde, à leurs chants solitaires, rauques, comme désaccordés, à leur respiration courte. Nouvelle joie et nouvelle inquiétude, bonheur et malheur mêlés, l’oeuvre d’un artiste vous est née.