Je rêve aux gorges océanes, à des fusées sans lendemain, à la douceur des lampadaires, aux nuits sans ressources, aux cris qui creusent les poitrines. Tous mes rêves se sont enfouis dans des vestiges sans appel. Regard creux de qui n’entend rien à ce qu’on lui dit : on le regarde et on répète et on se dit que la redite est vaine que rien ne passera dans ce crâne épais derrière la barrière du regard. Il venait de poser le bras sur la platine ; le mécanisme s’est enclenché. Ce qui s’est passé ? L’envahissement de la pénombre. Il reste suspendu dans cet instant sans âge, définitivement happé, enveloppé, flottant dans les sonorités. Dans son souvenir, ni bonheur ni joie. Calme. Plénitude, si c’est la forme spirituelle de la satisfaction. Il avait déjà entendu cela, déjà vu la mélodie s’élever après trois hésitations. Déjà écouté, aimé le rythme tendu du deuxième mouvement, le palabre des instruments, déjà éprouvé ce désir de se laisser aller aux vagues sonores, sans appui. Sans objet. Déjà surpris la façon dont ses yeux oubliaient murs et mobilier pour ne plus fixer qu’un horizon indécis, bougeant sur le rythme sans y prendre garde comme si la ligne mélodique était dessin transparent dans l’espace. Il avait connu tout cela. Mais l’irruption de la musique dans le moindre recoin de ce qui le faisait lui ! Ce saisissement dont l’origine était dehors et qui semblait en même temps remonter du plus intime de lui-même. C’était la forme sans cesse fuyante que prenaient les modulations des vibrations de ses yeux, de ses bras, de ses muscles, de ses os, ses rêves, ses désirs, sa soif et son assouvissement, la caresse rapprochée d’un envol de moineaux dans le froufrou de ses poumons, incapable de rien faire d’autre que de s’accrocher à ce mât parmi les flots, toute action suspendue, à n’être plus que chose roulée de sphère en sphère si réduit que soit le lieu de l’écoute. Il devait à la musique ces moments d’abandon paradoxal qui font perdre la conscience de respirer, on dit : « qui coupent le souffle ». Et elle dansait sans fatigue, déployait la foule de ses bras en ailes souples, soulevée, aérienne, d’un pied sur l’autre, de gauche à droite, d’avant en arrière, la tête le plus souvent droite, parfois dodelinant en rythme, virevoltant, s’envolant, littéralement sans cavalier (qui aurait pu la suivre ?) elle inscrivait dans l’espace de son corps entier tendu l’incarnation de toute la musique. Sans être vraiment un piètre danseur, je n’avais jamais eu cette fibre, je n’avais jamais été capable de cette insouciance, cet abandon, cet oubli. J’entrai pourtant dans la danse. AOI