III
SUR L’EAU
A) AU GRÉ DES COURANTS
Avant d’établir un pont sur un fleuve, il convient de le franchir. Quand il n’y a pas de gué praticable il faut nager, ou bien l’on utilise un tronc d’arbre à la dérive que l’on dirige comme on peut. En les liant les uns aux autres on constitue des radeaux qui descendent le fil des rivières, immenses parfois comme ceux qui transportent l’abattage des forêts au Canada. On s’y installe en y dressant non seulement tentes mais cabanes. Les jangadas deviennent des villages.
Le plus fameux de ces véhicules à la dérive, c’est l’arche qu’a construit Noé pour sauver non seulement sa famille, mais toutes les espèces animales vivant hors des eaux. Le flot montant l’emporte et le dépose en redescendant. Le seigneur dit à Noé :
“Fais-toi une arche (c’est-à-dire un coffre) en bois résineux et en roseaux que tu enduiras de bitume en dedans et en dehors. ...Trois cents coudées pour la longueur, cinquante pour sa largeur, trente pour sa hauteur (en donnant à la coudée approximativement 50cm, cela nous donne une construction de 150 mètres sur 25, sur 15). Tu la recouvriras d’un pont avec l’entrée sur le côté et trois étages par dessus.”
On nous apprend un peu plus loin que ce bâtiment a non seulement une porte, mais une fenêtre. Quant aux aménagements intérieurs, on imagine des sols superposés sur lesquels les animaux se disposent à leur guise et les hommes aussi à qui nous accorderons la jouissance d’un feu. Rien n’est prévu pour assurer un mouvement ou une direction. La visibilité est extrêment faible, car il faut avant tout se protéger de la pluie ruisselante. C’est seulement lorsque la colombe ramène un rameau d’olivier, que Noé sort sur le pont de son arche et s’aperçoit que le sol est sec, donc qu’il s’est échoué.
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B) DOMPTER LES FLOTS
1) A force de bras
Même sur le tronc qu’il chevauche, l’aventurier primitif s’efforce d’éviter les rochers, pousse du pied pour traverser la passe. Il adapte à ses bras des prolongements qui en multiplient la force : rames ou pagaies ; il installe dérives et gouvernails pour maîtriser la direction.
On fabrique ainsi des navires de plus en plus longs, de plus en plus maniables. De nombreux hommes uniront leurs forces pour propulser leurs pirogues. Il y aura bientôt des rangs de rameurs. Ce sont les trières et trirèmes de l’antiquité, puis les galères de la renaissance.
2) La conquête du vent
Après avoir lutté contre le vent, on réussit à l’asservir. Voici les voiles et les cordages. Selon Eschyle, c’est Prométhée lui-même qui après avoir donné le feu aux hommes, inventa pour eux ces “véhicules aux ailes de toile qui permettent au marin de courir les mers”.
Caravelles, galions, clippers. De plus en plus de toile, des mâts de plus en plus élevés. Des gouvernails de plus en plus perfectionnés, avec tous les instruments pour éclaircir les routes sur l’immense étendue, compas, sextants, astrolabes, lunettes d’approche, les phares pour préciser les contours de la côte, balises et amers pour avertir des récifs et des tourbillons.
Pavillons flottants pour les pharaons sur le Nil, hôtels flottants pour les princes sur la Méditerranée, auberges flottantes pour ceux qui veulent franchir les océans.
Mais aussi roulottes flottantes ou péniches avec leurs immenses greniers ou entrepôts, villas flottantes avec les yachts et leurs ressources d’ingéniosité qui deviendront les modèles d’aménagement de tous les autres véhicules.
Et les camions d’eau avec les haleurs sur la Volga, les coches d’eau avec leurs attelages. On aménage peu à peu les fleuves eux-mêmes avec écluses et canaux.
Voici la volière des voilures : jonques et sampans, drakkars et chaloupes, les baleinières, loutres, tartanes, felouques, les cotres, sloops, goélettes à deux, trois ou quatre mâts, sardiniers, thoniers, chalutiers, quatre-mâts barques à doubles huniers et doubles perroquets, quatre focs, les clippers toutes voiles gonflées, presque couchés sur la vague furieuse.
Et là-dessus, grimpant sur les échelles, marchant sur les vergues, nouant et dénouant les cordages, roulant et déroulant les voiles, toute une nuée de mousses et de gabiers habiles comme des trapézistes.
3) La vapeur et l’essence
Maintenant la machine à vapeur prend la mer pour l’envahir. Ainsi la Durande de Mess Lethierry dans Les Travailleurs de la mer :
“Quelquefois, le soir, après le soleil couché, au moment où la nuit se mêle à la mer, à l’heure où le crépuscule donne une sorte d’épouvante ax vagues, on voyait entrer dans le goulet de Saint-Sampson sur le soulèvement sinistre des flots, on ne sait quelle masse informe, une silhouette monstrueuse qui sifflait et crachait, une chose horrible qui râlait comme une bête et qui fumait comme un volcan, une espèce d’hydre bavant dans l’écume et traînant un brouillard et se ruant vers la ville avec un effrayant battement de nageoires et une gueule d’où sortait de la flamme.”
Nous avons peu de renseignements sur son aménagement intérieur. Les passagers sont sur le pont.
“Les voyageurs, sitôt leurs valises et leurs portemanteaux installés sur et sous les bancs, passèrent cette revue du bateau à laquelle on ne manque jamais, et qui semble obligatoire tant elle est habituelle. Deux des passagers, le touriste et le parisien, n’avaient jamais vu de bateau à vapeur, et- dès les premiers tours de roue, ils admirèrent l’écume. Puis ils admirèrent la fumée. Ils examinèrent pièce à pièce et presque brin à brin, sur le pont et dans l’entre-pont, tous ces appareils maritimes d’anneaux, de crampons, de crochets, de bolulons qui, à force de précisionet d’ajustement sont une sorte de colossale bijouterie ; bijouterie dorée avec de la rouille par la tempête.”
Mais le confort gagne. Les bateaux à aubes remontent le Mississipi au son des quadrilles. Samuel Clemens lit la page des confluents avant de devenir Mark Twain. Les paquebots deviennent des hôtels flottants, bientôt des palaces avec jardins intérieurs, piscines, terrains de sport, salles de bal, théâtres. Le naufrage du Titanic clôt symboliquement cette époque de traversées splendides. Certes quelques navires continueront à relier les continents, mais bientôt ce ne seront plus que navires de croisières devant la concurrence des avions.
4) Le salon des profondeurs
Le pétrole relaie le charbon. Un jour viendra la dangereuse énergie nucléaire. L’électricité distribue tout cela. La perfection du confort maritime sera dans le tout électrique du sous-marin qu’invente pour son capitaine Nemo, Jules Verne le plus grand spécialiste d’aménagements du voyage. Que l’on songe au ballon des Cinq semaines, à la maison à vapeur, à l’obus qui va vers la Lune.
Les passagers involontaires du Nautilus, dans Vingt mille lieues sous les mers, se trouvent d’abord dans une prison métallique, mais bientôt, un repas leur est servi.
“Comme il disait ces mots, la port s’ouvrit. Un steward entra. Il nous apportait des vêtements, vestes et culottes de mer, faites d’une étoffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les revêtir et mes compagnons m’imitèrent.
Pendant ce temps, le steward, muet, sourd peut-être, avait disposé la table et placé trois couverts... Décidément nous avions affaire à des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui nous inondait, je me serais cru dans la salle à manger de l’hôtel Adelphi à Liverpool, ou du Grand-Hôtel à Paris... Quant au service de table, il était élégant et d’un goût perfait. Chaque ustensile, cuiler, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entourée d’une devise en exergue...”
C’est la lettre “N” avec “mobilis in mobili” (mobile dans l’élément mobile°. Peu à peu nous découvrirons la salle à mange, la bibliothèque, le grand salon avec son orgue, ses collections et surtout ses immenses fenêtres amovibles :
“Ned Land prononçait ces derniers mots, quand l’obscurité se fit subitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, et si rapidement que mes yeux en éprouvèrent une impression douloureuse, analogue à celle que produit le passage contraire des profondes ténèbres à la plus éclatante lumière.
Nous étions restés muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. on eût dit que des panneaux se manoeuvraient sur les flancs du Nautilus...
Soudain le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les effluences électriques. Deux plaques de cristal nous séparaient de la mer. Je frémis d’abord à la pensée que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une résistance presque infinie.
La mer était distinctement visible dans un rayon d’un mille autour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumière à travers ces nappes transparentes et la douceur de ses dégradation successives jusqu’aux couches inférieures et supérieures de l’océan !”
5) Paysages maritimes
Les mouvements dans le port au départ, le difficile écartement depuis le quai, comme si on s’en arrachait, puis les pierres de la jetée défilent parallèlement jusqu’au phare. A partir de là, c’est le large. A peine si l’on jette encore un regard aux plages, aux falaises que l’on a quittées. On est absorbé par les reliefs et les transparences de l’eau. On cherche à appuyer son regard sur le bastingage. On a du mal à s’y faire ; mais on finit par s’y habituer, par devenir capable de regarder davantage les couleurs, les écumes, les oiseaux, les poissons, les hauts fonds, les algues, à scruter l’horizon devenu rond, à y discerner la moindre voile ou cheminée.
A l’opposé voici les passages, les fjords ; entre l’île de Vancouver et le continent on navigue au long de deux montagnes dont les projecteurs la nuit dégagent les retombées. Au nord un chenal s’ouvre vers le large, puis on longe d’autres îles, avec des ouvertures sur d’autres passages et des archipels.
On aperçoit enfin le port désiré qu’il faut approcher savamment avec des détours jusqu’à ce qu’on ait la bonne trajectoire jusqu’au phare, puis le long de la jetée jusqu’à la rade avec son fouillis de mâts et d’embarcations, jusqu’au quai avec son fouillis de marins de charettes et de wagons, jusqu’à la place prévue où l’on va s’amarrer pour retrouver le sol et l’illusion d’immobilité.