CHRISTIAN ARTHAUD
Catalogue "Chercher l’or du temps"
Voici un court article que j’ai rédigé pour le catalogue de l’exposition Chercher l’or du temps : surréalisme, art brut, art naturel, art magique qui s’est tenue d’octobre 2022 à Janvier 2023 au musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq (le LaM).
Une somptueuse exposition !
Le surréalisme, toujours…
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En prenant acte que l’intelligence, la technicité, la science, qui font la gloire de la société occidentale, vantant au passage les mérites de son organisation millénaire, n’ont pas empêché la boucherie de 14-18 ni le maintien des classes prolétariennes dans la pauvreté, les surréalistes, après les dadaïstes, ont fait table rase de tout ce que notre civilisation a promu. Cette prise de conscience, énoncée à l’envi par tous les commentateurs, est fondatrice à juste titre : puisque les autorités morales et politiques sont incapables de rendre la guerre impossible, c’est bien qu’elles en sont le principal vecteur. La science s’est définitivement discréditée. Et avec elle, toute autorité. Il y a bien un génie de la création chez les surréalistes, mais il est paradoxal. Prenant en charge le destin humain dans son ensemble, il ne prétend pas incarner l’exception, la rareté, l’unicité. Il doit son caractère précieux non pas au talent admirable du poète ou de l’artiste, mais à l’éthique qui gouverne ses actes. Authenticité, vérité, vitalité sont des principes universels que nous partageons tous, quelles que soient notre culture ou notre inculture, et le surréalisme tend à prouver que nous avons un accès immédiat et permanent à cet « or du temps », cet instant présent qui dure indéfiniment dès lors que nous exerçons notre faculté d’inventer notre liberté.
En publiant Sigmund Freud (« Nous voulons reconstituer le “moi”, le délivrer de ses entraves, lui rendre la maîtrise du “soi”, perdue pour lui par suite de ses précoces refoulements [1]. »), il est clairement posé que l’inconscient, individuel ou collectif, est au cœur des préoccupations des surréalistes. Ce n’est pas l’individu qui s’exprime, son émotion personnelle qui se prononce, ce n’est pas une personnalité qui s’exhibe, mais un magma d’images, un jaillissement de matières, une prodigieuse coulée verbale. Il s’agit d’un nouveau paradigme, d’une nouvelle façon d’envisager l’existence avec son corollaire d’objets trouvés, la production de signes qui ne répondent plus à un quelconque dessein (un idéal !). Cette avancée dans l’inconnu ouvre un monde à venir qu’il est impossible de réduire car inconditionnel. À l’évocation des jeux surréalistes, André Breton conclut : « Nous pensons avoir fait surgir une curieuse possibilité de la pensée, qui serait celle de sa mise en commun. [2] »
En bons matérialistes, les surréalistes ne dissimulent pas les déterminations sociales (et autres) qui sont les leurs, ne feignent pas d’ignorer la société dans laquelle ils vivent, et savent ce qu’ils doivent à leur époque. Pour autant, ils se disent en prise directe avec les sources primitives de l’humanité, ils se nourrissent des mythes les plus anciens, ils se fondent dans la vision anthropologique de l’humanité. Les surréalistes fustigent la connaissance dans ce qu’elle a de bourgeois, de déterminé, de prédéterminé, d’utile, d’efficient, tout en célébrant à chaque instant le résultat d’une forme neuve de savoir qu’apportent l’abandon à ce qui advient, le retournement nocturne, l’errance, l’aventure, la naïveté populaire, la fabrication du merveilleux, la surprise, l’inattendu. « En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse pour aucun prétexte imposer de filière [3] . »
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POÉSIE NATURELLE
page intérieure
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Constatons que le surréalisme, qui sut conserver une relative cohérence, ou plutôt dont André Breton parvint à en théoriser la problématique cohésion, et ce pendant plus de quarante ans, inventa une figure du poète, de l’intellectuel, de l’artiste, prompte à intervenir dans le débat public sur le front de toutes les révoltes, qu’elles soient sociales, morales, politiques, sans pour autant concéder la moindre soumission aux pressions journalistiques ni faciliter l’accès du public à ses créations. Le surréalisme a fait sortir la question esthétique de son pré carré pour envisager une globalisation et une universalisation des enjeux pour lesquels chacun doit s’investir et concourir à un changement des conditions d’existence des individus sur terre. Nous pouvons circonscrire le paradoxe de la position surréaliste quant à la création autour de l’usage qui est fait du mot « commun ». Il n’échappe à personne que la grande affaire du surréalisme a consisté à faire groupe, à agir à plusieurs, à associer des dizaines de personnes autour d’un projet, à définir des similitudes, des analogies, à s’unir. Il s’agissait de faire communauté. Alors même que tous s’accordaient à magnifier la singularité de chacun. Comment faire appliquer à l’ensemble des surréalistes des principes qui ne s’acquièrent que dans la solitude, la crise individuelle, la pratique personnelle ?
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Le surréalisme s’en tient à la puissance émancipatrice de l’utopie. Imaginons que la propriété privée ait disparu dans l’organisation sociale et qu’une politique de valorisation de la propriété collective soit lancée. La propriété privée s’apparenterait au culte du génie créateur, alors que la propriété collective équivaudrait à des pratiques communautaires et à une identité partagée par tous. La distinction entre des qualités littéraires et artistiques ne trouverait plus à s’établir selon une quelconque hiérarchie. Le bien commun seul apparaîtrait comme valeur. Les États sèment la terreur, les monnaies assujettissent les agents économiques. Le papillon que les surréalistes distribuent en 1924, « Le surréalisme est-il le communisme du génie ? », pose une question particulièrement provocante. Il paraphrase en quelque sorte le mot de Lautréamont, qui résonne encore et toujours : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Le surréaliste est un démiurge qui vise à l’anonymat, son génie ordinaire le rend solidaire de l’humanité. Interrogeons-nous sur ce qu’est un auteur (un créateur, un inventeur), donc un « poète », pour les surréalistes. Un « Grand Transparent » dans le « club des incomparables » cher à Raymond Roussel. Il ne fait obstacle à rien. Les surréalistes ont toujours ironisé sur le « talent » (en art comme en littérature) et plus encore ont ridiculisé les pratiques savantes et les valeurs aliénantes des académies de toutes sortes. Par contre ils furent attentifs à tout ce qui ne se prévalait d’aucune légitimité. Au demeurant, la tentation stratégique du surréalisme est forte de vouloir disparaître du monde des arts et des lettres. « L’incognito nous sauverait tous… [4] »
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POÉSIE NATURELLE
couverture
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POÉSIE NATURELLE
quatrième de couverture
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Du Palais idéal du facteur Cheval aux dessins d’Aloïse, des tableaux de Joseph Crépin aux aquarelles d’Aloys Zötl, Breton a toujours été sensible à ce que Jean Dubuffet appellera « l’art brut », à savoir, et cela rejoint très spectaculairement le surréalisme : « Des ouvrages où les facultés d’invention et de création qui existent selon nous dans tout homme […] se manifestent d’une manière très immédiate, sans mesure et sans contrainte. » Jean Dubuffet, dans un plaidoyer où l’intellectuel semble recevoir tous les griefs d’un temps qui n’a pas pu résister à la Seconde Guerre mondiale (bis repetita), précise que « le vrai art il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L’art est un personnage passionnément épris d’incognito [5] ». Dans son langage tranchant, Dubuffet reprend à son compte bien des positions que les surréalistes ont tenues avant lui (il le reconnaîtra dans une lettre à André Breton). « On ne naît pas peintre comme on naît ventriloque. Cette manie peut venir à chacun et dons et vocations ne sont que racontars (teintés d’imposture) [6]. » Ou : « Il n’y a plus de grands hommes, plus de génies. Nous voici enfin débarrassés de ces mannequins au mauvais œil : c’était une invention des Grecs, comme les Centaures et Hippogriffes. Pas plus de génies que de licornes. Nous en avons eu si peur pendant trois mille ans ! Ce n’est pas des hommes qui sont grands. C’est l’homme qui est grand. Ce n’est pas d’être homme d’exception qui est merveilleux. C’est d’être un homme [7]. »
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PLAN DE L’EXPOSITION AU LaM
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Voici donc Breton et Dubuffet aux avant-postes pour promouvoir le déconditionnement de leurs contemporains qui doivent vaillamment lutter contre l’institution et contre le marché s’ils veulent demeurer fidèles à leurs principes. Fidélité qui sera évidemment mise à mal. Dubuffet poursuit le procès qu’il fait à l’ « asphyxiante culture » en sachant qu’« une création d’art très personnellement authentique implique l’émission de sons qu’aucune oreille n’a jamais encore perçus, excluant par conséquent qu’aucune oreille les reconnaisse, ni donc même les perçoive : ils fonctionnent comme des ultra-sons [8] ». Ce qui expliquera sans doute la difficulté devant laquelle tout créateur se trouve. Se faire un nom dans cette société ne peut provenir que d’un malentendu et d’une récupération forcée. Il y allait pourtant de sa vie. Le fonds commun de la parole se referme comme un piège, aucune convention ni aucune institution ne sachant quoi faire de cette « poésie naturelle Référence à cette merveilleuse synthèse de surréalisme et d’art brut que fut l’Anthologie de la poésie naturelle réunie par Camille Bryen et Alain Gheerbrant, Paris, K éditeur, 1949. ».
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CATALOGUE DE L’EXPOSITION
quatrième de couverture
[1] La Révolution surréaliste, nos 9-10, 1er octobre 1927, p. 32.
[2] André Breton, « Je demande l’occultation profonde, véritable du surréalisme », Second manifeste du surréalisme, Paris, Kra, 1930.
[3] André Breton, Diego Rivera, Leon Trotsky, Pour un art révolutionnaire indépendant, [Mexico, tract sur double feuillet, s. n.], 1938.
[4] La Révolution surréaliste, no 4, 15 juillet 1925, p. 1.
[5] Jean Dubuffet, L’Art brut préféré aux arts culturels, Paris, Galerie René Drouin, 1949, non paginé.
[6] Jean Dubuffet « L’Étoile à tous fronts », Notes pour les fins-lettrés, in Prospectus aux amateurs de tout genre, Paris, Gallimard, collection Métamorphoses,1946, repris dans Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, p. 85, et dans L’homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard, collection folio essais, 1999, p. 61.
[7] Jean Dubuffet, « À l’homme du commun la timbale », Notes pour les fins-lettrés, op. cit., repris dans Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, p. 88, et dans L’homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard, collection folio essais, 1999, p. 65.
[8] Jean Dubuffet, Lettre à Pierre Carbonel, 8 juillet 1966, in Lettres à un animateur de combats de densités liquides, Blois, Hesse, 1992.