ALAIN FREIXE
Trosième partie
Troisième et dernière partie du texte écrit à partir de l’intervention faite le samedi 16 juin 2018 aux 8e Rencontres Littéraires en Haute Provence à Lurs sur « La poésie est une arme chargée de futur » (Gabriel Celaya). Je le propose ici en hommage à Yves Bical - acteur, metteur en scène, auteur, éditeur et galeriste aux côtés de Christine Debras, sa compagne, tous deux organisateurs de ces rencontres - décédé le 01 mars 2022.
Aller au sommaire de Pablo Neruda, une physique de la résistance
Jean Marcenac avait bien raison d’insister sur le fait qu’il y avait image et image. Il s’agit bien de faire image – on les sait abondantes dans la poésie de Neruda – non pas simple allégorie mais bien de faire que les mots s’ouvrent à leur dehors. L’image serait alors le dehors de la langue, un processus par lequel l’écriture cherche à advenir à elle-même pour, sa tâche faite, disparaître. Un dévoilement du réel, une pénétration des apparences telle qu’elle laisserait sous nos yeux, pour nos oreilles, le sourire sans le chat…- Vous vous souvenez de ce passage d’Alice au pays des merveilles où ce qui étonne Alice c’est moins le sourire du chat du comté de Chester que son sourire qui subsiste alors que lui, le chat, a disparu – soit cela qui va nous étonner, nous surprendre, cela capable de nous toucher plein cœur, et de renouer pour un temps « la mélodie de notre âme » selon les mots de Mallarmé.
Image qui confère à l’analogie, non une portée mystique postulant l’existence d’un monde invisible ou d’une transcendance, mais d’une portée cosmologique qui permet de renouer avec un certain mystère du monde dans sa puissance germinative, dans sa capacité à toujours naître. Les images sont un mode d’approche du monde chez Pablo Neruda, une lunette d’approche qui suppose la synthèse du visuel et du mental, leur fusion à travers les mots. J’ose imaginer que Neruda aurait aimé ces mots de Joë Bousquet : « ni prose, ni vers, des présences ! » Pablo Neruda fait de l’image la chair et le sang du poème quand l’image n’est pas le moyen de quitter le réel mais au contraire le chemin à emprunter pour retrouver sa saveur âcre, profonde, mortelle.
Les images de Pablo Neruda creusent de tout leur air la réalité, ce que nous croyons savoir du monde, cela qui le rendait lisible – et donc visible – elles sont coups d’écarlate, éclairements, éclaircies, clairières dans la forêt des mots.
C’est par la vue que commence le scandale du monde. Le monde, ses horreurs, sont telles qu’elles mettent en déroute la poésie, que les mots reculent. Pourquoi la poésie de Pablo Neruda, un jour, ne parle plus du rêve, des feuilles, des grands volcans de (son) pays natal ? » Sa réponse, vous la connaissez :
Venez voir le sang dans les rues
Venez voir
Le sang dans les rues
Venez voir le sang
Dans les rues
Le rythme seul met l’œil à la rue, tranche la langue. Il n’y a pas d’image de cela, de l’horreur, pas plus qu’il n’y a d’image dans la nature » disait Pierre Reverdy et il enchainait « l’image est le propre de l’homme, car elle n’est image que par la conscience qu’on en a. »
Quand reviendra l’image, quand nous reprendrons pied dans la langue, c’est alors l’homme qui reviendra. Ramener à un ordre humain une réalité inhumaine tel est le pouvoir de la poésie, telle est le pouvoir de celle de Pablo Neruda.
Les choses du monde, les coups du dehors, ne s’imagent qu’après coup. Les choses sont d’abord appel. L’image vient les remplir après coup. Les choses sont des coups, les images des après coups. Le beau par exemple est d’abord appel, signe de présence avant d’être une belle représentation.
Ce que nous percevons d’abord ce sont des mouvements du monde…et jamais des images. Les images nous rendent la présence du monde. Toutes sont comme des
« départs d’infini » - l’expression est tirée des belles analyses du philosophe Arnaud Villani – qui sont signes de notre présence au monde dans sa capacité d’affection…
Car c’est lui, l’infini, qu’il nous faut suivre comme Pablo Neruda sut le faire même si parfois nous l’oublions au profit de ce qui dans le fini fait urgence : « J’allais, j’allais, je suivais l’infini » (p.170)
Qu’est-ce que suivre l’infini ? Quel est notre rapport à l’infini ?
L’infini n’est ni l’Azur, ni le Surréel, ni l’Utopie…L’infini n’est pas notre rêve mais le tissu dont nous sommes faits. Telle serait non la nature humaine – essence figée – mais notre humaine condition qui à l’intérieur de structures immodifiables nous autorise le pouvoir de tout changer.
Je ferai bien le portrait de Pablo Neruda en métaphysicien. En effet, la métaphysique n’est pas théorie de ce qui nous dépasse mais de ce qui nous soutient. Le mot grec Méta ne s’entend pas seulement comme le veut la tradition qui nous explique que le mot désignait dans la bibliothèque d’Aristote les livres venant après ceux traitant de la physique…mais bien avec et non pas au-delà, après. La métaphysique c’est ce qui nous ouvre à l’étourdissante physique du monde, à ses replis, à ses mondes enveloppés, à ses combinatoires. Elle nous donne de vivre avec tout cela, sans en périr. La poésie de Neruda nous replante l’épine de l’infini : ne pas collaborer avec le nihilisme, ne pas devenir de tristes consommateurs de la société marchande/du spectacle, ne pas céder à la Sensure, cette privation de sens dont parle Bernard Noël, mais rester debout, présents, présents à soi et aux autres, dans la lutte pour toujours plus de justice.
La poésie de Neruda est pleine de ces présences. C’est aussi sa manière à lui de se rendre présent au monde. Relevons que cette notion de « présence » est importante dans la poésie contemporaine non comme présence pleine insistant sur le là de la chose pour en souligner la solidité, l’autorité immédiatement convaincante mais plutôt son dérobement affirmatif. Si telle chose ou telle autre est présente, c’est bien de s’arracher à la mort et ce dans un geste où la chose se tient, suspendue, flottante et déjà passante… La présence arrache à la mort son caractère essentiel : l’absence trop présente, l’absence si présente qu’elle envahit tout l’être !
Quand on voit ainsi la mort, transmuée en sang, courir en transparence sous l’incarnat des roses, le vert des feuillages, rien auprès d’eux ne peut avoir odeur de mort. On a vu comment la forêt pouvait être salvatrice, comment elle escortait et aidait à l’occasion.
Ainsi croise-t-on bien des sauveurs dans la poésie de Neruda – cet arbre, cet oiseau, cette femme, cette belle pensée, cette belle image, ce son de guitare, ces vers…- présences rassurantes de ce qu’ils ont domestiqué la mort, qu’ils en font leur sang. Et qu’on ne s’y trompe pas ce n’est pas la mort qu’ils aiment - « Viva la muerte », c’était le cri des franquistes, c’est toujours le cri des fascistes, des intégristes de tout poil, des fanatiques – mais la vie ! Sauvent la poésie ceux qui se sont transfusés la mort à la manière de la terre qui se tait, écrira Pablo Neruda car « elle est au travail / recevant et naissant. En elle, « tout y pourrit (…) le soleil lui-même se pétrifie « et tout y naît pourtant jusqu’aux « étoiles vertes » (cf. Le Chasseur de racines) alors c’est la vie qu’ils célèbrent, la vie qui s’en arrache comme s’envole et plane le condor noir au-dessus mais avec la terre sous ses ailes !
Oui, la vie fut la belle querelle de Pablo Neruda.
Il me plaît ici évoquant Pablo Neruda, cette figure d’un résistant du sens de l’homme, de faire un signe vers cet autre résistant que fut le poète immobile de Carcassonne, après qu’une balle allemande devant Vailly le 27 mai 1918, le cloua aux mots, joë Bousquet qui dans une lettre inédite de 1940 à Jean Ballard, directeur de la revue des Cahiers du Sud, écrivait : « Ah ! Nous sommes de vrais méridionaux, des hommes de jour pur et d’eau courante, uniquement sensibles à la part renaissante de chaque chose qui dure. Nous savons qu’être, c’est devancer dans ce qui passe le souffle qui va l’emporter, participer ainsi de ce qui le ressuscite et ne saurait sans la collaboration perpétuelle de la mort, entretenir la vie. »
Jamais chez Neruda ce goût pour l’élémentaire ne passa et l’amour de la nature fut très tôt pour lui, « gisements de (sa) poésie. ». Jamais ce goût pour la vie prodigieuse de ce que le monde physique écrit sur lui-même, cette géographie (forêts, fleuves, du bio-bio à l’Amazone, sommets, glaciers…) qui fait socle, lieux où se ressourcer, ne s’est démenti. Là « se multiplie le feu » avec « tout autour », « la volonté », « (les) luttes de (son) peuple » et, bien sûr sa manière singulière de travailler, labourer, aérer la langue héritée, imposée de l’extérieur violemment par le conquérant, cette langue castillane, qu’en poète il amène à dire ce qu’elle ne peut pas dire : « Tout ce que je sais et donne / Tout ce que je chante / Cette matière / amour, la terre / la mer / le pain / la vie. » Enfin, son amour pour cette « lumière qui vint » - et toujours revient- « malgré les poignards », cette lumière qui nous parvient encore, lumière du peuple, chant de l’homme en lutte contre les injustices et pour la liberté, cet homme dont il disait qu’il devait « se faire entendre » et que c’était « au poète de trouver sa voix / de devenir son cri. »
C’est maintenant l’heure de la conclusion, celle du grand renversement. Le poète, et Pablo Neruda tout particulièrement est un conservateur. Et cette affirmation pourrait bien n’être paradoxale qu’aux yeux de ceux qui n’auraient pas en mémoire ces mots de René Char : « le poète est le conservateur des infinis visages du vivant ». Conservateur dans la mesure où l’enjeu d’une éthique de la poésie serait le maintien. Il s’agit toujours dans la poésie de maintenir l’homme à horizon d’homme.
Tel est l’humanisme de Pablo Neruda non un humanisme de convention – affadissement de celui issu de la Renaissance revisité au XVIII par les philosophes des Lumières – mais comme un processus de refondation permanente de l’éthique à travers ruptures et innovations. L’homme est bien l’avenir de l’homme…
L’homme ne possède pas son humanité comme un donné fixe et définitif mais comme une possibilité qui lui appartient de réaliser…ou pas.
L’homme n’est pas une entité abstraite, un contour figé, un ensemble de données éternelles, mais une exigence. L’homme n’est homme que dans la mesure où il estime qu’il ne l’est jamais assez. Maintenir : dans ce verbe, il y a la main. Et il y a tenir. Il y a la prise en main. La garde. La sauvegarde. On y entend, un prendre soin de… Redisons-le : il s’agit moins de l’homme en général que de ce qui en l’homme « compte pour homme », selon les mots d’Henri Michaux.
Il s’agit de l’homme comme de cet imprononçable qu’il est, de cette chance que la poésie dans ces manifestations multiples redresse, relève et fait passer. Les poèmes, ceux de Pablo Neruda tout particulièrement, sont les rendez-vous des hommes libres, la vie y passe.