Première publication : 17 décembre 2008
« Ah ! Mon doux pays, tu perds tes forces vives ! » Il dit, et à ces mots, tout droit sur son cheval, perd connaissance. Vous aurez remarqué que l’auteur de la légende fait s’évanouir son héros sur son cheval. Je dis l’auteur et ne le nomme pas, parce ce que je ne connais pas son nom. Et personne ne le connait. On dit Turold, parfois. Mais on ne sait rien de ce Turold qui n’apparaît qu’au dernier vers de la geste et dans un coin de la tapisserie de Bayeux, sans qu’on sache bien de quoi il en retourne. On ne sait rien de l’auteur, et ça n’a guère d’importance. On connaîtrait son nom qu’on n’en saurait pas davantage. Et si on savait tout de son identité, de sa naissance, ses parents, sa formation, sa vie, ses tribulations, les circonstances de sa mort ? Ça ne nous dirait rien de plus de la geste. L’important c’est qu’elle soit écrite. Non ? Que l’auteur fait s’évanouir le héros sur son cheval. Il ne le fait pas tomber de cheval. Il ne peut pas l’imaginer en train de tomber dans le grand fracas de l’armure dont il imagine qu’il est revêtu. Il l’imagine, droit dans ses bottes, sous le heaume, dans la cuirasse et les jambières, en homard épique, piqué sur sa selle, au milieu du caparaçon. Son évanouissement est noble, il se fait au milieu d’une phrase, en douleur silencieuse et non chute bruyante. De fait, notre auteur, nous est toujours assez connu et présent, si on le lit... Voyez Snorri Sturluson qui meurt en cette année 1241. Nous savons tout de lui. Sa naissance, sa vie, son couple, ses activités, les titres de ses livres... Mais il est à parier que très peu l’ont lu. Et encore moins nombreux ceux qui ont eu accès à ses livres en norrois... Pourtant, quand on essaie de comprendre le fonctionnement de la poésie scaldique Va le cheval et que, sans y comprendre rien, on en regarde le texte son cavalier en croupe évanoui et qu’on y voit le jeu très plastique des lettres dans des mots dont on ne saisit rien, ailes mes yeux ouverts ma vie on se dit qu’on est en train de rater quelque chose de très important. antiques voix de bronze La poésie scaldique ! soleil allié aveugle On se serait bien vu en scalde mutipliant les jeux sonores, le jour vient torturant l’ordre des mots, entre nuit et clarté désarticulant la phrase le vent. Finalement, nous connaissons bien mieux les improbables Turold et Homère voix douces et bronzées des femmes que Sturluson. antiques voix de bronze Heureux Finnois, heureux Islandais, Norvégiens et Suédois ! le vent le bruit des feuilles ils connaissent le scalde mon souffle au matin s’envole et ce qu’il a écrit. ailes mes yeux ouverts ma vie. AOI