MICHEL DIAZ
À Alessandra Pizarnik
« C’est contre la mort que j’écris comme on écrit contre un mur. »
Alain Borne, La nuit me parle de toi
« J’écris contre la peur. Contre le vent et ses serres qui se logent dans mon souffle. »
Alessandra Pizarnik, L’Enfer musical
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tu es née sur un signe de la lumière qui partage toujours avec nous tes moissons, une lumière de feu triste où le jour se consume, celle-là qui furtivement s’apitoie, au pied des murs blessés, sur les pauvres herbes qui s’opiniâtrent
parfois ton corps s’éclaire de l’intérieur et souvent s’obscurcit comme fume une lampe, sans cesser de parler sa langue silencieuse en mots qui viennent de si loin, patiemment tracés à la craie sur le tableau noir de tes veilles
chuchotant toujours la question : où trouver le lieu du passage, le cœur même de ton désir, ce désir dont personne n’a la couleur ?
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tu ne fus qu’illicite incursion, ailée de vents contraires mais sans supplications adressées aux dieux sourds qui hantent la pénombre, une aveugle incursion qui ne fut rien que vilain temps aux vitres froides de l’enfance
depuis lors, tu ne sus jamais regarder le soleil fixement, chaque nuit s’achevant en lagune dans les radoubs de l’aube
tu luttais pourtant à lèvres blessées contre la fatalité des bourrasques, les portes qui battaient au vent, et la caravane indigente des rêves t’enseigna peu à peu à pétrir le pain de ta parole– qui avait goût de cendre, la soupe de tes soirs la lenteur du silence et des larmes, et souvent tes mains frissonnaient dans l’eau grise du temps
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il ne suffisait pourtant pas d’épeler son feuillage pour sentir le vent vert féconder l’olivier, ni d’emprunter leurs bracelets aux pluies pour mûrir dans la chair des saisons
un seul fil d’amitié te rattachait au monde, un fil ténu ténu mais opiniâtre que la soif séchait à tes joues
– mais te tournant toujours, te retournant, entre le oui le non roulés sur la litière des questions, spasmes d’amour sueurs d’angoisses, payant tribut au sang qui rince le lichen d’une longue insomnie incrustée dans la pierre des nuits
fenêtre aveugle où vit collé un front meurtri, un poumon hésitant, une bouche quêteuse de la moindre lueur d’aurore, quelque chose pleure dans l’air
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il ne faut plus que tu aies peur puisque, je sais, ton cœur peut aussi battre à l’aise derrière le seul arbre de tes doigts qui ont pour bagues l’horizon
puisque pareille à la rivière tu charries encore, sombre et tremblante, cette clarté de sable fin et pur comme une tresse de soleil enlacé à sa propre brûlure
que l’air pesant sur tes épaules se rappelle ta voix de saule nu dont les mots, l’autre côté de la nuit, s’éparpillent en gouttes de sel
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pensant à toi, je pense aussi à une flamme grave, lys de la barque des morts, devenue lys et flamme brillant dans le sommeil des flammes telle une lampe de nuages
et qui, sinon le feu de cette lampe, aux liseraies de tes poèmes veille en silence dans les nœuds d’un cœur nourri aux très nocturnes sources d’une lumière déchirée ?
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tu vécus ici-bas, comme on boit lentement un poison, le cœur empli de fleurs tragiques, une main serrée sur la gorge, avec ce goût d’écume verte, ne savais de tes jours qu’une peur lumineuse, et cette voix qui t’entraînait vers l’autre rive
souffle toujours en équilibre entre la transcription des sédiments de la mémoire et la trace en perpétuelle expansion de cette incurable douleur, une éclisse au genou du temps, avec la nuit devant, toute la nuit derrière, la nuit dans la poitrine, chemin d’une inconsolation qui creuse sous la neige et marche vers la mer
tu n’appartenais tout simplement pas à ce monde, habitais la lune avec frénésie, ne voulais qu’apprendre à dormir dans la calme respiration d’un animal qui rêve, sous un drap qui tombe en poussière, regardant tes yeux esseulés
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c’était chemin de craie que la mémoire sous les pieds dérobe, sans cesse renaissant, comme un pont dévorant le vide confondrait la première et l’ultime enjambée de ses arches, comme crépuscule et aurore sont à jamais la même nuit
chemin de cendre, de sable de velours de ronces, une ombre nous précède qui nous tient au bout de sa chaîne
et l’on a froid sous l’arbre de son sang, et l’on jette ses mots vers le ciel comme une bague au fond d’un puits
et l’on couche son cri dans le dortoir des feuilles, et l’on voudrait enfouir son souffle dans un nœud d’oiseaux endormis, au creux même de sa présence, les yeux écarquillés sur la blancheur du rien
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la nuit, te disais-tu, est le seul mot que rien n’érode, l’espace d’une errance aux obscures frontières
un silence où l’on mange sa bouche, où l’on boit son regard, où l’on pose ses nerfs, où l’on patauge dans sa bourbe, où l’on s’avance à reculons dans un présent au cou tranché, où l’on s’embaume dans l’absence et dans l’oubli du devenir
je ne sais quoi de pâle, un nom saigné aux quatre veines, une ride poudreuse, un rire déserté
car le chemin de l’écriture est chemin dans la mort
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se taire, seulement te taire, ainsi qu’un arbre défeuillé se penche vers le fleuve, toujours plus bas, pour se perdre dans son image et que les oiseaux rament, à flanc de crépuscule, traînant la chanson triste de leurs ailes dans la pluie
être de ce lointain, habité, habitable, qu’est la transparence de son visage
épouser à jamais le silence, comme une corde brusquement tendue suspend l’éclat trop tapageur d’une ronde inutile
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tu es morte sur un ordre de ta raison, à l’oblique d’un soleil froid, ne trouvant qu’en lui seul ta propre justification
nous laissant sur le bord de tes lèvres un baiser de salive sèche, un éclat de parole brisée, une adresse illisible et une clé rouillée
une question posée sur ton silence comme un document de douleur où le vent abandonne, ténue, la réponse indécise des feuilles de l’automne