« Si l’homme a besoin de mensonge, après tout libre à lui ! Mais enfin : je n’oublierai jamais ce qui se lie de violent et de merveilleux à la volonté d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est. »
Georges Bataille
9-
Chez Alain Lestié, ce qui se voit ressemble plus à des choses qu’à une chose ! Nous avons tout sous les yeux, la partition des cadres, dans le chevauchement des plans. S’il y a du caché, c’est du visible caché dont le tout nous dérobe la totalité. Et certes on pourrait arriver à tout dire, à dénombrer et nommer tout ce qui est là devant, offert à notre perception mais c’est alors le tout qui échapperait. Rien de mécanique ici, le tout n’est pas égal aux parties.
10-
Chaque dessin d’Alain Lestié ne donne que sur lui-même. C’est un point de vue qui donne sur le mystère…L’œil va, erre sur la surface peinte. Son chemin mène au chemin. Ou aux pierres. Si quelque chose se profilait au loin comme une sorte de but, de point d’arrivée, il serait extérieur au chemin.
Devant une toile, un dessin, une gravure d’Alain Lestié, l’œil joue à saute-mouton. Il passe d’un plan à l’autre, se fixe ici, est attiré là, se perd, croit voir et ne voit pas. On va à cloche-œil, sautant de toile en toile ou à l’intérieur d’une toile ou d’un dessin ou d’un élément à un autre en laissant le vide entre. L’œil erre, perdu, boule de flipper renvoyée par les bumpers.
Le regard qui s’attache à reconnaître ceci ou cela dans les images d’Alain Lestié, très vite, va boiter, chanceler, éprouver un certain déséquilibre sollicité qu’il est par les multiples appels venant des autres plans, des autres cadres dans le cadre. Ce regard ne peut se fixer, cherche un point fixe, un point d’appui, un point de vue, en vain. Plus de choses, plus de représentations, plus rien à percevoir. Voilà que nous flottons, entre deux eaux. Soit nous nous ressaisissons et renvoyons le tableau se figer dans sa dimension d’objet d’art, soit nous nous abandonnons à cette mise en suspension, porte d’entrée à un autre monde comme en formation.
11-
Surpris ! Saisis ! C’est de rencontre qu’il s’agit. Là tout commence. Les œuvres d’Alain Lestié nous imposent leur présence. Altérité, hétérogénéité, discontinuité, ruptures…asymétrie. Ne se reportant qu’à elle-même, c’est un monde nouveau qui s’ouvre. « L’asymétrie est jouvence » aimait à dire René Char !
12-
Les œuvres d’Alain Lestié pourraient bien relever de l’ordre de ce qui reste portant la trace de bien des effacements, des condensation, des séparations, des déplacements…Si dans le rêve c’est le travail de l’inconscient que d’assembler des lambeaux hétérogènes, dans les œuvres d’Alain Lestié c’est l’esprit qui bâtit ses images souvent à partir de questions abandonnées dans quelques œuvres antérieures ou d’éléments restés incompris et qui appellent au jour du montré. Alors pas à pas, c’est-à-dire bribe à bribe, par le cheminement même du dessin ou de la gravure, se met en place le dispositif visuel final, organisation paradoxale qui déroute le sens du discours auquel on pouvait s’attendre et la transparence représentative des éléments figurés. L’œuvre n’est pas un décalque, une copie, une chose seconde. Elle est « le dedans du dehors et le dehors du dedans » selon les mots de Maurice Merleau-Ponty.