DACIA MARAINI
Traduction du Glossaire de Dacia Maraini.
GLOSSAIRE
JUSTICE : J’ai toujours eu un sens aigu de la justice. Lorsque la justice est bafouée, je m’indigne et j’essaie de faire quelque chose. Toutes les injustices, et pas seulement celles subies par les femmes. En fait, je me suis occupée d’hôpitaux psychiatriques, de sans-abri, de prisons, d’enquêtes pour des journaux et des magazines. J’ai très tôt découvert que les injustices dont les femmes ont souffert au cours de l’histoire sont très graves et qu’on n’en parle pas assez. J’ai donc essayé d’agir, en utilisant mes moyens propres - l’écriture, les mots, le théâtre et la fiction - pour sensibiliser à cette question. Au début, j’étais seule, puis j’ai rencontré le féminisme et je me suis immergée dans le mouvement, heureuse de me retrouver avec tant d’autres femmes qui se battent pour la conquête de droits civiques et la reconnaissance culturelle et artistique.
FEMINISME : Le féminisme en tant qu’idéologie et utopie n’existe plus. C’est un fait historique. Ce n’est pas par hasard que les jeunes femmes d’aujourd’hui ne s’y reconnaissent pas. Elles rejettent le mot féminisme. Il existe une nouvelle façon de lutter pour les droits, qui est peut-être moins organisée, moins idéologique, mais pas moins réelle. Les jeunes femmes d’aujourd’hui sont attachées à leurs libertés et n’ont pas la moindre envie de les abandonner. Mais le rapide développement de la mondialisation décourage la mémoire, et, la plupart du temps, n’aide pas, à comprendre ce qui a donné naissance au mouvement et comment il a réussi à changer des lois rétrogrades dans un pays réactionnaire et fondamentalement catholique et traditionaliste comme le nôtre. Le droit de la famille, la loi sur le divorce et l’avortement, la loi sur les violences faites aux femmes, l’égalité professionnelle, la loi sur les crimes dits d’honneur, sont autant de conquêtes du féminisme, la seule révolution pacifique et gagnante.
FAMILLE : Le thème le plus souvent abordé par les jeunes écrivaines, mais aussi par les jeunes écrivains, est la famille. Pourquoi cela ? demandent les lecteurs. Le fait est que tout le monde se rend compte aujourd’hui que la famille est en crise. Les écrivains n’ont pas de recettes pour résoudre les problèmes, mais ils s’interrogent pour comprendre cette fracture sociale et alerter l’opinion publique. C’est pour cela qu’ils en parlent : tous les livres que je lis racontent les relations - difficiles mais aussi nouvelles - entre mère et fille, père et fils, sœurs et frères, grands-parents, petits-enfants.
ÉCRITURE FÉMININE : Il n’existe pas d’écriture féminine et chacun a le sien qui, quand il est original, est reconnaissable entre tous. Admettons qu’il existe un point de vue féminin, mais il n’est pas d’origine biologique. Il vient de l’histoire. Les femmes ont une expérience millénaire de la réclusion, de la dévalorisation, des tabous, des dépendances, qui les conduit à une vision du monde différente de celle des hommes, formés pour découvrir des terres inconnues, voyager, étudier, et se sentir maîtres du futur et chefs de la famille. Mais les points de vue changent avec le temps, alors que les différences biologiques ne changent pas. Quoi qu’il en soit, à mon avis, tout point de vue qui assoit la diversité sur la physiologie glisse vers le racisme. Il n’y a pas deux races, la féminine et la masculine : il y a des êtres humains, tous différents pour des raisons historiques, culturelles, économiques, géographiques, religieuses, personnelles. Mais les droits essentiels, tels le droit à l’existence, aux soins, à l’éducation, la liberté d’expression, de pensée et de mouvement, doivent être considérés comme des biens universels, valables pour tous, sans distinctions de sexe, d’ethnie ou de religion.
IDENTITÉ : On continue à parler d’identité comme si c’était monolithique et, pire, comme si elle relevait biologie. Mais ce faisant, on risque facilement de finir dans le racisme. Il est clair que, de nos jours, les femmes sont majoritairement plus déterminées que les hommes, mais ce n’est pas parce qu’elles ont un utérus, mais parce qu’elles ont été exclues du pouvoir des millénaires durant. Le pouvoir crée en effet des habitudes et des privilèges auxquels on ne peut renoncer ; en outre le pouvoir corrompt et développe souvent les vices.
Je comprends les femmes qui défendent l’idée d’une identité biologique féminine. Elles sont fascinées par la thèse selon laquelle c’est pour des raisons biologiques qu’elles sont plus créatives, plus pacifiques et plus altruistes que les hommes. Mais il me semble que s’appuyer sur des différences physiques conduise au racisme. Après trois mille ans d’histoire dominée par un patriarcat qui a raconté, inventé, exalté ou dénigré les femmes, comment peut-on définir l’origine de différences qui semblent aujourd’hui définitives ? Mais si nous partons de l’idée que les femmes sont des êtres humains, capables d’agir pour le bien comme pour le mal, si nous pensons qu’elles ont été contraintes de sublimer leurs instincts agressifs jusqu’à intérioriser leurs capacités de soin et de dévouement, nous pouvons affirmer que nous sommes filles de l’histoire ; or, si l’histoire peut être modifiée, la biologie ne peut l’être. voilà pourquoi les femmes sont douées de libre arbitre et peuvent changer leur place dans le monde.
PEUR DU DÉSIR FÉMININ. Jusqu’à présent, le seul désir sexuel qui a été pris en compte est le désir masculin. Ce désir était légitime et même encouragé. Le corps des femmes devait s’apprêter et s’enjoliver pour susciter le désir des hommes, fondement de la perpétuation de l’espèce. Le désir des femmes n’était pas pris en compte. Bien au contraire : on le décourageait et on le réprimait résolument, parce qu’on pensait que le désir mène à l’action, et l’action des femmes faisait peur. Comment le système patriarcal aurait-il pu se maintenir si les femmes avaient commencer à agir selon leur désir ? La peur d’un corps indépendant, autonome, qui exige de choisir son propre plaisir, peut rendre fous ceux qui identifient virilité et possession. De là à la violence, il n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent sans se rendre compte de l’énormité de leur action.
LE MOT AMOUR : Je vais paraître utopique et paradoxale, mais je veux parler d’amour : un mot dont on fait bien peu de cas de nos jours. Si nous voulons que la relation entre les sexes, la famille, les liens entre les mères et les filles, les pères et les fils aient un avenir, nous devons aimer cet avenir et non faire comme s’il n’existait pas. Nous devons aimer notre place dans ce monde, dans ce pays, croire en nos forces, nous devons accorder plus de confiance et de considération à notre vie en commun. Dans cette perspective, l’amour n’est pas un fait de biologie mais de culture. C’est ce que disait Hume, un philosophe que j’apprécie : sans une implication des sens les plus profonds, on ne peut rien construire. Voilà pourquoi je dis avec Dante : aimons "l’amor che move il sole e l’altre stelle", (l’amour qui fait bouger le soleil et les autres étoiles) parce que "l’amor e il cor gentile sono una sola cosa". (amour et noblesse de cœur sont une même chose ».
VIOL : Les données de la police et de la Commission européenne sont frappantes : les agressions, les vols, à la tire ou à main armée ont diminué dans la ville de Rome, mais la violence contre les femmes a augmenté. Comment interpréter ce phénomène, qui touche non seulement Rome mais toute l’Italie ? Ce n’est pas seulement une question de villes plus ou moins sûres. Il s’agit d’une dégradation culturelle dont les femmes sont les premières victimes.
Je veux rappeler que le viol est une arme de guerre. Le viol n’a rien à voir avec le désir sexuel, mais avec l’humiliation d’un corps que l’on veut punir. En le frappant à l’endroit le plus sacré et le plus puissant, l’endroit où il prend du plaisir et donne la vie.
Certains pourraient se poser cette question : pourquoi une arme de guerre en temps de paix ? La réponse est que dans chaque prétendue paix, il y a des guerres souterraines qui opposent la culture d’un genre - dont les privilèges sont menacés- à l’autre genre. Le violeur est souvent le soldat involontaire qui participe à un conflit qui le dépasse. Il ne s’en rend peut-être pas compte, mais en violant une femme, il donne libre cours à une colère masculine ancienne et répandue qui ne supporte pas la perte de la hiérarchie traditionnelle et vit comme une offense la moindre insoumission des femmes. Rabaisser, humilier, châtier une femme pour ce qu’elle est, c’est la base du viol. Ce n’est pas par hasard que, dans les guerres les plus anciennes, on considérait que le vainqueur avait le droit d’abuser des femmes du pays vaincu. C’était une façon de confirmer, y compris symboliquement, sa propre supériorité. On ne pouvait considérer un ennemi parfaitement mâté que si le vainqueur pouvait démontrer qu’il avait pris le contrôle non seulement de sa terre, de ses villes et de ses maisons, mais aussi du ventre des femmes, futures porteuses de la semence masculine de ce pays, de ce peuple et de cette religion.
HOMOSEXUALITÉ : Si on regarde les choses en grand, en se concentrant sur les ravages que nous sommes en train de provoquer et sur les risques d’extinction auxquels nous nous heurtons, on pourrait penser que la nature agit d’une manière grossière mais efficace pour se défendre : d’abord les pandémies qui tendent à diminuer drastiquement la population mondiale, ensuite une plus grande permissivité à l’égard de l’homosexualité pour éviter la prolifération de l’espèce humaine au détriment de toutes les autres que nous détruisons (300 espèces disparaissent chaque année du fait de nos ravages et de la désertification comme si nous voulions nous rendre stériles et nus comme la lune. ) Quand les peuples n’étaient constitués que de peu d’individus sans cesse menacées par les maladies, la guerre et la mort, on peut comprendre que l’homosexualité fût condamnée. À notre époque, avec une population mondiale qui augmente de plusieurs millions chaque année et une mortalité infantile réduite pratiquement à zéro, les sociétés n’ont plus besoin de rejeter l’homosexualité, qui fait partie de la nature humaine.