MARCEL ALOCCO
Ce texte s’inscrit dans l’hommage rendu à Bruno Mendonça. Il figure dans Bruno Mendonça, bâtisseur d’aléatoire, Fage.editions ed. 2010, catalogue de l’exposition de l’artiste au musée de Gap sous le commissariat de Frédérique Verlinden. .
ou Aux mots noyés dans la peinture…
ou Corps morts à remettre en oxygénation.
ou Intervention insensée.
ou Par associations d’idées, Monsieur Freud…
ou Une fois encore, 24 chapitres !
ou Le livre hypothétique.
ou De ce que beaucoup c’est bien peu si c’est tout.
1. Tentative de fouille archéologique dans les œuvres de Bruno Mendonça. Étagées, feuilles sur feuilles. Etagères. Mots coincés entre, ensevelis dans les matières ?
2. Définitions : l’art plastique est fait de matières, la littérature est faite de concepts. On passe de l’un à l’autre par des gués. Gare aux crues.
3. Humidité. Des algues. Du riz qui doit être gluant. Rapport à l’eau, à la glace, à ce qui coule : le lac, le glacier, les glacières, les failles dans la falaise qui mène les eaux vers la mer. Jusqu’aux livres, qu’on suppose humides, présentés sur une corde comme linges à sécher (dans un poulailler !).
4. Est culture tout ce qui n’est pas naturel. Tu donneras un nom à toute chose. Paradoxe de la bibliothèque insérée dans la nature : L’humidité pourrit. Retour du conservé à la matière brute. On sélectionne le meilleur du dégradable pour avoir du terreau. Cycle terre, arbre, papier, puis terre, et arbre, et papier, et puis…
5. Drôle de miroir sans tain : on n’y verrait pas au travers, et chacun n’y percevrait qu’un très vague fantôme de sa propre image. Fragile rétine et une vie insuffisante pour faire la mise au point.
6. Les mots dans la peinture savent-ils nager ?
Il faut s’empresser de les tirer de là. (Re)mettre les mots en libre circulation. Dans des phrases. L’objet plastique comme détonateur. (Pourrait s’écrire « plastic »…)
7. L’œuvre, comme tout propos plastique, pour provoquer la parole : œuvrer pour les points d’interrogation ; ou comme disent les enfants en réponse aux « pourquoi ? » : « Pour faire parler les curieux ».
8. Le point d’interrogation est le propre de l’homme.
9. Les livres fermés, clos. Formes et objets livres, mais textes invisibles. Livres interdits d’ouverture. Comme si nous retournions à une archaïque culture orale. Il y faudrait plus d’esprit que de lettre. Oui, mais…
10. Ou Textes Pétrifiés (ardoises gravées). Comme fossiles de naissance. En lutte contre l’oublieuse mémoire ? Bruno Mendonça grave. (Verbe ou qualificatif ?)
11. Collés, ligotés, enserrés, compressés, cloués, noyés, surgelés, en bois, en pierre ; faits et figés. Le noir absolu.
Ou bien, sur un autre rivage, lumineux, rêves à faire. Rêves à lire.
Lecture : Dans Mendonça j’entends Man-dom-ça. Jouer à traduire : Monsieur du Ça.
12. Même ouverts, indéchiffrables, ne livrent pas leur(s) code(s). Sans autre code peut-être que dire que ce devrait, que ce pourrait être codé.
Dans l’étouffant silence ombré des bibliothèques d’antan…
13. Objets de sens, mais cryptés, obturés, celés : signes sans codes, à déchiffrer à chaque expérience d’un vécue, à l’intuition, comme la piste que suit le traqueur ; signes plastiques isolés dans leur entassement, dépourvus d’articulation(s), de contrainte syntaxique. Articuler : le coude, le poignet… le langage.
14. Lorsque la totalité serait traduite en mots, plus rien ne serait désigné. Le désordre insignifiant du dictionnaire. Plus le dictionnaire est gros, plus il y a des sens, moins il a du sens. Trouver La paille. Mais quelle est La paille dans une meule de paille parmi des meules de paille ?
15. Ce n’est pas ici expression de l’amour des livres : ou bien est-ce la part de haine dans l’amour, ou bien encore, autrement dit, relation sadique ? Faire son Sade : jouir au livre jusqu’à sadisfaction.
16. Combler une absence, un désir d’avoir (d’avoir de l’objet ou d’avoir de la connaissance ?) : Jouer à l’avare avec cette fausse monnaie.
Etienne de La Boétie disparu, Michel Eyquem de Montaigne aura le projet fou de lui redonner présence dans l’écrit « J’iray autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ». Mais le même ajoute « l’escrivaillerie semble estre quelque symptome d’un siecle desbordé ». (Essais, De la vanité, Livre III, chapitre IX).
17. Toujours floué, courir après ce que cache la jaquette, comme Dom Juan après ce qui est sous la jupe. Le livre lu, ou simplement écrit, n’aurait plus de mystère. « Le vierge, le vivace […] sur le vide papier que sa blancheur défend », …ou la poubelle.
18. La bibliothèque comme poubelle. Arman, inventeur de poubelles, en a fait une œuvre ; mais l’a pudiquement dite « accumulation ».
19. De l’accumulation. Définition étymologique de la bibliothèque : armoire à livres. À l’origine, un coffre. Devient tout espace de rassemblement, d’entassement. Trop plein, inaccessible, donc équivalant au vide. Lieu de la satisfaction du nombre par le nombre, mais lieu d’impuissance et de frustration à tout posséder, de la chose et des pensées. Mais au bout : Nous nous contenterons de peu. (Nous pouvons compter soixante et onze fois l’expression « se contenter de » dans les romans de Balzac).
20. Comme Internet. Les dés sont pipés. On ne trouve que ce dont on connaît l’existence. Ou, plus difficile encore, ce dont on est capable de faire l’hypothèse qu’il existe. Le règne de l’apparence, parier sur l’apparition. Internet ou La Grande Poubelle du Vingt-et-unième Siècle ?
21. L’humanisme ridiculisé, l’offre au consommateur supplante la proposition à l’amateur. Par pudeur (ou peut-être objectivité ?) on ne dit pas « l’amoureux ».
22. J’avance dans les notes, et j’ajoute parfois une ligne aux titres potentiels. Titre accumulatif de cette intervention insensée. (Accumulation, bibliothèque, ou bien… poubelle ?)
23. Un jeune Roumain fouille les poubelles de l’immeuble bourgeois, et en tire des objets. Un voisin lui dit que si c’est pour en être réduit à ça, il pouvait aussi bien rester chez lui. Désignant les conteneurs, il répond : « Mais chez nous, il n’y a même pas ces poubelles ».
24. Stendhal disait qu’il écrivait le livre qu’il cherchait en vain chez les libraires. La bibliothèque idéale (dit-on) comprendrait une trentaine de titres. (Ce on-là est douteux). En une vie, (on le dit) le bon lecteur lirait environ cinq mille livres. Restent toujours les vingt manquants que nous espérons lire demain. Mais ne seraient-ils pas déjà fossilisés, tous ?