RAPHAËL MONTICELLI
Texte figurant dans Bruno Mendonça, Bibliothèques éphémères publié en 2002 par les éditions de l’Ormaie.
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Parmi les grandes aventures propres à l’art de ces dernières décennies, celles qui ont conduit les artistes, et en particulier les plasticiens, à s’intéresser de toutes sortes de façons aux mots et aux livres, sont vraisemblablement les plus singulières et les plus troublantes. On sait la présence et la destinée des Mots dans la peintureMichel Butor [1] : si on peut la suivre depuis des siècles, c’est aux dernières périodes qu’il appartient de les traiter systématiquement, jusqu’à faire de leur présence le motif même du travail de l’artiste peintre. La place du livre dans la peinture, comme thème d’abord, comme objet même plus récemment est tout aussi intéressante. C’est cette transformation du statut du livre à partir du moment où il devient un objet de l’art, qu’il compte donc moins pour ce qu’il véhicule que pour les problèmes plastiques qu’il permet de poser ou auxquels il va se heurter, qui est à l’origine de la notion de « livre d’artiste » au sens strict que ce terme a pu prendre à partir des années 60.
Lorsque quelques exemplaires d’un livre sont figés dans le plâtre, comme le fait Marcel Broodthaers avec « Pense bête » en 1964 [2] , ou, plus anciennement, quand les illustrations et les légendes d’un catalogue de spiritueux sont découpées par Carmelo Arden Quin, et qu’ainsi naît « Ionnel », en 1952 [3], espace d’un type tout nouveau, le livre n’est alors plus considéré comme vecteur d’un sens qui le transcende et le fait oublier, il n’est pas non plus l’écrin que veut exalter, illustrer et orner la bibliophilie. Il devient très précisément un motif, un objet, un espace plastique, en perte de mots et de textes, sinon en perte de sens.
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Bien d’autres démarches portant sur les mots et le sens, permettent de cerner ce qui se joue dans la relation de l’art aux mots, aux textes et au livre. Lorsqu’un Dubreuil [4] travaille sur les quotidiens d’information et qu’il n’en retient que les masses de texte, qu’il les transpose plastiquement en plages diversement colorées, sans égard pour le détail de l’information véhiculée, il traite, dans un domaine particulier du texte, le même type de problèmes que ceux que l’on trouve dans les livres d’artistes. De la même façon, lorsque Gérard Duchêne [5] produit des livres ou des espaces, reconnus comme scripturaux, mais illisibles, à partir d’une écriture manuscrite présentée comme journal personnel, on voit bien que ce qui nous est livré ça n’est ni de l’effusion sentimentale, ni de l’art calligraphique ; nous rencontrons là encore cette démarche des « livres d’artiste » appliquée au domaine de l’écriture intime, et comme dans la dérision.
On pourrait multiplier les exemples de ces travaux qui se sont intéressés dès les années 60-70 à toutes les formes de la présence de l’écriture et du livre, qui ont exploré, d’une manière ou d’une autre la plasticité du mot, du texte, du livre, non pour en faire de l’ornementation, mais pour traiter avec les moyens des arts plastiques, les problèmes rencontrés dans la relation aux mots et aux livres, et dont le traitement purement littéraire, apparemment, ne pouvait pas rendre compte.
Il y a eu un moment où on ne pouvait visiter un école d’art sans rencontrer en nombre des apprentis artistes qui se faisaient les dents sur les livres : le recyclage des annuaires était ainsi une démarche très développée, ou celui des livres récupérés dans les poubelles ou les déchetteries, plus ou moins sauvés des pilons, et à qui on faisait subir toutes sortes de tortures, du ficelage au clouage, de la crémation à la noyade, sans compter le cas de ceux qui, plus respectueux ou moins réceptifs aux problèmes de fond, s’adonnaient furieusement à l’illustration.
Nous en sommes arrivés, ces dix ou quinze dernières années, à une situation où prolifèrent toutes sortes de propositions plastiques autour du livre, la plupart du temps dans la relation entre artiste et écrivain… La plupart d’entre elles, il est vrai, ne sont plus vouées qu’à l’ornementation ; il est, relativement, bien plus rare, de rencontrer désormais une démarche, et j’entends par démarche une approche questionnante et critique qui pose comme problèmes le mot, le texte, le livre, les rapports que nous entretenons avec ces objets, les rapports que nous entretenons entre nous autour de ces objets. C’est dans cette démarche que s’est engagé Bruno Mendonça depuis près d’une trentaine d’années, et son apport y est, à mes yeux, considérable, puisqu’il est l’un de ceux, rares, qui sont passés du travail sur le livre au travail sur la bibliothèque comme objet.
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Les bibliothèques-objets de Bruno Mendonça ne sont pas forcément réalisées ; et, quand elles le sont, elles sont bien souvent éphémères ; toujours, elles sont le lieu paradoxal d’une impossible lecture. Ici, on n’accumule pas les livres pour les conserver, les entretenir et les donner à lire, mais pour les transformer, les mettre à mal et, au mieux, les donner à voir. On imagine avec eux toutes sortes d’architectures, d’agencements, de mises en espace, qui ne les laissent que rarement intacts : on les roule sur eux-mêmes, on les ficelle, on les gèle, on les trempe dans des colles, on les soumet à la puissance de réacteurs, à celle de l’air, de l’eau, de la lumière, on les jette à la mer, on les place à proximité de bêtes sauvages, on en fait des briques, on les associe à des boîtes de conserve, à des graviers, on les enfouit dans des tubes ou dans la profondeur des glaciers, on les entasse, on en tapisse des murs, des plafonds… Pour finir, on ne projette pas ici des bibliothèques pour y conserver et y gérer des livres ; on fabrique des bibliothèques dont les livres sont le prétexte et le matériau de construction. Le livre est à la bibliothèque-objet, ce qu’est le texte dans le livre-objet.
La bibliothèque rêvée de Bruno Mendonça n’est donc pas, on le voit, un espace voué à la lecture, mais l’objet d’une relation violente au livre dès lors que la lecture en est exclue. Si on y réfléchit un peu, on s’aperçoit vite qu’en fait, Mendonça ne fait que donner forme à une frustration que chacun de nous, en tant qu’individu, vit quotidiennement avec le monde des livres, et avec leur réunion en bibliothèque. Que signifie en effet d’avoir à sa disposition, dans telle bibliothèque publique, 20 000, 200 000, 2 000 000, ou 20 000 000 d’ouvrages, sinon que les livres réunis là, dans des bibliothèques qui suscitent d’autant plus l’admiration, qu’elle conservent davantage de volumes, sont, dans leur plus grande partie, forcément, matériellement, inaccessibles ? 1000 vies d’érudit inlassable s’y useraient sans y suffire. Qui n’a pas vécu cette frustration foncière que produit en nous toute bibliothèque d’importance : ce savoir est d’autant plus inaccessible qu’il est plus largement offert.
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Mais les effets du travail de Bruno Mendonça sur la bibliothèque ne s’arrêtent pas là : donner forme à notre écrasement, rêver l’inaccessible savoir sous la forme de bibliothèques, c’est réaliser notre frustration, en faire un objet, justement, qui comme tel sera, lui, immédiatement visible, repérable, qui tout à la fois nous met en jeu et met en jeu notre insoutenable ignorance et, de cette ignorance faisant objet d’art, nous permet de la vivre, l’assumer, l’apprivoiser… Peut-être même nous apprend-il à la dépasser…
À vrai dire, Bruno Mendonça n’est pas le premier à imaginer des bibliothèques de l’impossible lecture : on connaît ces faux-coffrets de livres qui contiennent autre chose que des pages à lire, comme on connaît, en décoration, ces faux murs de livres dont on ne conserve que les dos, le reste ayant été scié. Et voilà qui a le double mérite d’ajouter de la profondeur aux pièces dans lesquelles on habite, et de la surface au propriétaire des lieux. Dans ce cas, l’ignorance, satisfaite, et ignorante d’elle-même, donne à voir l’illusion du savoir… en même temps que l’illusion de l’espace. Les bibliothèques objets ne cherchent pas à créer cette illusion, elles font œuvre, justement, de l’inaccessibilité du sens…
Il faudrait préciser, pour plus de justesse, que, dans la plupart des cas, s’il y a bien objet, Bruno Mendonça n’en fait pas d’abord une invite à la contemplation, mais à l’action. La bibliothèque de Mendonça s’inscrit toujours dans un dynamisme qui met en mouvement l’artiste et le public, parfois l’auteur, le bibliothécaire, l’animateur, le commanditaire… Elles sont l’objet d’un moment de la réalisation, entrent dans une performance, permettent de produire d’autres objets, parfois –rarement il est vrai- des textes. Elles sont de véritables machines à relations humaines nouvelles, et sont disposées pour en conserver les traces.
En regardant les bibliothèques de Bruno Mendonça, une vieille conversation me revenait… L’enfant de l’homme, me disait Carmelo Arden Quin, l’enfant de l’homme ne sait pas que, quand il tient à la main une glace à la vanille, il est comme l’animal dans son arbre à la recherche du fruit… et l’enfant ne sait pas non plus que, dans les feuilles du livre, il cherche aussi le fruit comme de l’arbre…
Les bibliothèques de Bruno Mendonça disent aussi ce rêve là : peut-être faut-il, pour assumer nos insuffisances, que nous laissions les livres retrouver le monde qui les a fait naître, et dans le monde, les hommes de chair et de sang qui les ont fait naître, et leur donner l’espace dans lequel ils pourront se fondre à nouveau au monde, nous entraînant avec eux, au cœur du monde, dans le fond des glaciers et des mers, dans la chaleur et le feu, les gestes simples, la salive et la sueur, dans nos couleurs de peau, si proches de celles des terres et des sables et qui donnent leurs variations aux œuvres de Mendonça, dans les balbutiements, les musiques qui naissent des crissements des pierres, et des frottements des glaciers, dans les parfums qui s’exhalent de mystérieux triangles, dans la familiarité des pierres, des arbres et des animaux…
[1] « Les mots dans la Peinture », Skira ed. 1969
[2] Anne Marie Moeglin-Delcroix, « Esthétique du livre d’artiste » Jean Michel Place, BNF ed, 1997.
[3] Voir par exemple in Robho, n° 3, printemps 1968, ou encore Agnès de Maistre « Arden Quin », Demaistre ed. 1996
[4] Jean-François Dubreuil, 1992-2001 Lahumière ed. 2001
[5] Gérard Duchêne, 1971-1990 La rose des vents ed. 1990