RAPHAËL MONTICELLI
Les éditions de la Diane française, sises à Nice, viennent de publier (octobre 2021) un ouvrage consacré à Jean Jacques Laurent : deux textes, Alain Freixe et Raphaël Monticelli, enrichi de 8 estampes de l’artiste.
Ci-dessous, mon texte, avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
Muses tordues, bruits étranges, inversions, travail à rebrousse poil, démarche à contre-courant et à contre-attente, tout ce qui fait la recherche de Jean-Jacques Laurent est à l’œuvre dans les deux séries présentées dans cet ouvrage….
Donnons une preuve de cet esprit de contradiction qui l’anime.
Il s’agit donc ici d’un livre, de la bibliophilie, d’un nombre limité d’exemplaires, de tirages, d’estampes. Comme quelques autres artistes des éditions de la Diane française, Jean-Jacques Laurent détourne la gravure, la prend à contresens.
L’intérêt de la gravure, et plus généralement de l’estampe, c’est qu’elle permet de reproduire une œuvre originale à quelques dizaines d’exemplaires. Jean-Jacques Laurent est un fin graveur et j’ai toujours vu une belle presse dans son atelier. Mais, le plus souvent, je l’ai vu s’en servir pour écraser, assembler, ajuster toutes sortes de matériaux plutôt que pour faire des tirages au sens habituel du terme. Du coup, il donne à l’encre de gravure de nouveaux usages, et se sert de bien d’autres types de marqueurs, comme, dans les œuvres de cet ouvrage, l’encre pour tableau noir. En d’autres termes, les « gravures » ou « estampes » que vous avez ici sous les yeux sont toutes des œuvres originales, toutes différentes d’un exemplaire à l’autre.
Jean-Jacques délaisse ainsi la relative facilité qu’offre la gravure de multiplier les exemplaires d’une œuvre. Ce n’est ni gratuit ni anodin : le rejet de la reproduction dénote la volonté d’immédiateté et d’authenticité. Tout comme n’est pas gratuite l’utilisation d’encre pour tableau noir. « Elle sèche vite » précise Jean-Jacques. Je l’entends bien. Mais le tableau noir fait aussi remonter des images d’école, d’enfance, de craie, de textes précaires qui s’effacent. Autant de thèmes qui se retrouvent dans tout le travail de l’artiste.
J’évoquais la « relative facilité de reproduction que permet la gravure »… Les graveurs me pardonneront : en fait, la gravure est un travail sportif. De l’utilisation du burin jusqu’au geste précis, tendrement brusque, qui permet de soustraire la feuille de la presse, en passant par la minutie têtue des essuyages et des encrages, tout y suppose l’engagement sans réserve du corps. On dit « tirer », ou « faire un tirage » ; le mot est traitre, qui suppose de la vitesse… Graver demande du temps, des efforts, du savoir faire ; seul peut sembler rapide le moment où le rouleau passe sur le papier et lui faire boire l’encre pour révéler le travail de l’artiste sur la plaque ; mais que de préparations il demande ! Quoi qu’il en soit, Jean-Jacques évite ces gestes-là. Pour réaliser ses estampes, il en a mis d’autres au point. Si les œuvres sont différentes d’un exemplaire à l’autre, demeurent le répertoire des formes, les matières travaillées, les outils, les gestes, les postures du travail. Jean-Jacques découpe, déchire, colle, gratte, griffe, massicote, cisaille, enduit, dessine, encre, pastellise, use de white spirit, de papiers de toutes sortes, d’intissé, de polystyrène, travaille à plat, travaille au mur, appuie, tape, cogne, martelle, et, de toutes sortes de façons, frappe. Autres manières de l’engagement du corps.
Ainsi, peu à peu, le papier-support prend forme ; ici comme une fenêtre, ou le pan découpé d’un ensemble ; là comme un décor presque théâtral où viennent se coller ou se prendre des traces ; dans tous les cas, des marques de griffures, grignages, empreintes de murs, de sols, croisillons, et, comme toujours, comme dans toute l’œuvre de Jean Jacques Laurent, des figures anthropomorphes, personnages qui saluent ou se rendent, êtres sans voix, comme effarés, ombres arrachées des murs et des sols dont les silhouettes nous accompagnent depuis les temps préhistoriques, et saisies, comme piégées, sur l’espace incertain de l’œuvre, pour y faire passage et présence, esprits flottants entre rêves de l’artiste et regards du spectateur.
À regarder le ciel on voit
les grands oiseaux de l’espérance
des chiens des cygnes des aigles
des cheveux de reine des dames
des cavaliers des rois des chasseurs
des yeux des lèvres des corps
de nageurs à bout de souffle
Regarder
Chercher à comprendre
la dérive des galaxies