RAPHAËL MONTICELLI
Les éditions de la Diane française, sises à Nice, viennent de publier (octobre 2021) un ouvrage consacré à Jean Jacques Laurent : deux textes, Alain Freixe et Raphaël Monticelli, enrichi de 8 estampes de l’artiste.
Ci-dessous, mon texte, avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
++++
Il y a, dans mon firmament artistique, de nombreux astres plus ou moins lumineux, certains que l’on dirait fixes, d’autres errants, d’autres, encore, fulgurants. Régulièrement de nouveaux apparaissent. Je n’en ai jamais perdu aucun. Aucun jamais ne m’a abandonné. Le long des années, ils m’ont fourni cette lumière qui aide à deviner un chemin.
Jean-Jacques Laurent est de ceux-là.
À regarder le ciel on voit
étoile après étoile
constellation après constellation
des amas scintillants se former
galaxies voies lactées
soleils lointains qui tremblent
lumières pauvres
qui éclairent nos pauvres destins
++++
Si je refais mentalement le trajet de Jean-Jacques Laurent, des flashes me reviennent. Souvenirs.
Souvenirs…
Le plus marquant remonterait à une trentaine d’années… Les années 90. L’épisode de la cristallisation de ma relation à l’œuvre de cet artiste.
La scène se passe dans une sorte de cabanon au sol en terre battue. Occupant presque toute la surface, une toile à même le sol.
Je dis « une toile », et cela fait sans doute immédiatement monter l’image d’un de ces tissus, coton, lin ou métis dont on fait des vêtements, des draps, des drapeaux, des voiles ou des tableaux. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissait. Ce qui gisait là était un vieux rideau en velours, formes et couleurs fatiguées. Bon pour le rebut aurait-on dit.
« Voilà… » me dit Jean-Jacques.
J’entends « Vois la » ; et je la vois, je la regarde. Et d’abord, l’ami Jean-Jacques et moi, nous nous taisons.
De toute surface nous rêvons
qu’elle pourrait nous être armure
vêtement peau d’artifice
Nous nous revêtons d’oripeaux
portant le monde les traces du monde les vies
les souffrances la mort
après leur mort les revêtant
jusque dans notre mort les portant
++++
Qu’un artiste s’intéresse à des supports autres que la classique toile de peintre sans les tendre sur un châssis posé sur un chevalet n’a rien de bien surprenant. On a vu ces supports et ces postures se développer tout le long du XXème siècle. C’est même devenu une exploration systématique à partir des années 60-70.
En regardant ce vieux beau rideau au sol, je pensais à Claude Viallat, à son travail sur des tissus de récupération, ou à Noël Dolla qui depuis plus d’un demi siècle fait chanter, par exemple, les subtilités de la tarlatane. Je pensais à la façon dont Max Charvolen met à plat et à bas nos espaces de vie, et à Martin Miguel qui construit à la fois le mur et l’œuvre, ou à Marcel Alocco qui déchire ses toiles pour les recoudre… Et me revenaient aussi tous les travaux sur de nouveaux tissus, synthétiques, intissés, matières plastiques, déchets de toutes sortes.
Ça ne me surprenait pas non plus de Jean-Jacques : j’avais vu déjà, par exemple, des séries entières sur des sacs de chanvre récupérés, sacs voyageurs, déchirés, recousus, meurtris, cicatrisés.
Sa posture est aussi un classique de notre art contemporain. À partir du moment où l’on multiplie les supports possibles, où on les désolidarise d’un châssis, on voit se développer ces démarches qui vont du dripping à l’action painting, de la peinture libre à la peinture analytique et critique.
« Et bien, la voilà… » répète Jean-Jacques.
Et il ajoute :
« Elle est là depuis longtemps et elle t’attendait »
Elles sont là les étrangères
délaissées d’avoir trop vécu
les souffrantes les mal aimées
efflanquées perdues innocences
la vie le temps l’indifférence
l’ingratitude de l’oubli
leur font cortèges de silences
tandis qu’autour d’elles murmurent
discrètes ardentes des vies
++++
Elle est là, couchée sur la terre. Aux marques de l’usage et du vieillissement s’ajoutent celles de la terre et de ses humidités, peut-être de ses ruissellements.
Je la vois, et me dis que la peinture est déjà là qui piège sur toutes sortes de supports les traces de matières colorées portées par des humidités perdues.
Me reviennent aussi en mémoire des travaux de Bernard Pagès, tissus enterrés souillés par la rouille d’un grillage. Ou bien encore l’aventure de la petite voiture d’Yves Klein qui avait placé sur le toit de sa « blanche Citroën » une « toile fraîchement peinte » qu’il avait transportée entre Paris et Nice soumise aux intempéries au vent et à la pluie, vieillissement accéléré.
« Elle t’attendait »
Elle m’attendait, la toile de Jean Jacques déjà marquée comme un grand calque, comme un immense estampage qui relèverait à la fois les traces de la terre, et celles, nombreuses, des vies, des œuvres, des démarches, des personnes, artistes, amis, parents, esprits flottants, qui avaient poussé Jean-Jacques à la transporter jusque là…
« Alors, dit l’artiste, qui commence ? Toi ou moi ? »
C’est Jean-Jacques qui a commencé : faisant gicler la peinture d’un récipient en forme de poire ou de gourde en peau, cheminant sur la toile, sensible ou non à ses accidents, à ses accrocs, à ses taches, aux images qui s’y étaient déjà formées, il donnait vie à un grand personnage féminin, un esprit de plus prenant corps : « la grande Madame » que je cherchai aussitôt à entourer de mots.
Madame doucement hésite
et au moindre vent se balance
elle danse et virevolte
ce faisant Madame se dévoile
Elle déroule sa silhouette
gracile à fleur de terres
dans des filets d’eau.
Si on la dévisage
elle se trouble et disparaît
d’un trait
++++
Toutes mes rencontres avec Jean-Jacques Laurent et son travail m’ont ainsi marqué de semblable façon. Que ce soit dans la frénésie et l’urgence de notre travail sur les « Mélanges », ce livre unique imaginé par Yvan Koenig et dans lequel l’artiste combinait le travail de la terre, du papier et de la presse ; que ce soit dans les longues attentes que je lui imposais entre un projet et sa réalisation ; que ce soit dans nos grands silences face à une nouvelle série d’œuvres en écoutant les variations Goldberg qu’il aime interprétées par Glenn Gould ; dans tous les cas, devant toutes les œuvres, trois choses m’ont toujours frappé chez Jean-Jacques Laurent : la façon dont il fait toujours surgir des silhouettes humaines de tous les matériaux et de tous les supports qu’il utilise, l’aisance, voire la virtuosité dont il fait preuve dans sa relation aux outils et aux matières, et, comme un antidote à cette virtuosité, les détournements, les inattendus, en un mot sa liberté, ou une sorte d’élégante désinvolture face aux règles et aux outils de l’art et aux savoir-faire techniques.
Dans les méandres des rivières
amours de la terre et de l’eau
dans les caprices des nuages
que décoiffe le moindre vent
dans les chorégraphies des arbres
la silhouette des montagnes
le passage des animaux
les remuements sourds de la nuit
la décrépitude des murs
et la fatigue de ma peau
je vous ai vus esprits flottants
++++
C’est ce mélange de savoir, de subtilité, de brutalité, d’inquiétude, de mises en doute, que l’on retrouve dans toutes les séries de l’artiste, comme on y retrouve ses dialogues et disputes avec les artistes, les esthétiques, les écrivains et les musiciens, comme on y retrouve les échos de sa vie quotidienne, les ombres familiales, proches ou lointaines, et cette querelle, la plus profonde, celle que l’on a avec soi même, avec ses propres idées, ses projets, ses rêves, ses douleurs, son corps. Les titres mêmes des séries sont significatifs de ces querelles : Dedans-Dehors, Un bruit étrange, tela sabbia, ironie d’un sort, autant de formules où l’on entend l’écho des oppositions sur lesquelles travaille Jean-Jacques Laurent et qui le travaillent. Michel Butor avait proposé un titre, révélateur, pour qualifier l’une des séries de l’artiste et, au fond, la totalité de son rapport à l’art : Les muses tordues .
On dit des Muses qu’elles sont
sœurs et filles de Mémoire
tu te débats avec le temps
que le temps piège dans tes mailles
tu tends les bras hors de ta cage
bégaies des rites de salut
accroches de l’air par lambeaux
cherches l’eau fraîche dans tes larmes
où sont allés les souvenirs
qui se souvient ?
qui se souvient ?
++++
Muses tordues, bruits étranges, inversions, travail à rebrousse poil, démarche à contre-courant et à contre-attente, tout ce qui fait la recherche de Jean-Jacques Laurent est à l’œuvre dans les deux séries présentées dans cet ouvrage….
Donnons une preuve de cet esprit de contradiction qui l’anime.
Il s’agit donc ici d’un livre, de la bibliophilie, d’un nombre limité d’exemplaires, de tirages, d’estampes. Comme quelques autres artistes des éditions de la Diane française, Jean-Jacques Laurent détourne la gravure, la prend à contresens.
L’intérêt de la gravure, et plus généralement de l’estampe, c’est qu’elle permet de reproduire une œuvre originale à quelques dizaines d’exemplaires. Jean-Jacques Laurent est un fin graveur et j’ai toujours vu une belle presse dans son atelier. Mais, le plus souvent, je l’ai vu s’en servir pour écraser, assembler, ajuster toutes sortes de matériaux plutôt que pour faire des tirages au sens habituel du terme. Du coup, il donne à l’encre de gravure de nouveaux usages, et se sert de bien d’autres types de marqueurs, comme, dans les œuvres de cet ouvrage, l’encre pour tableau noir. En d’autres termes, les « gravures » ou « estampes » que vous avez ici sous les yeux sont toutes des œuvres originales, toutes différentes d’un exemplaire à l’autre.
Jean-Jacques délaisse ainsi la relative facilité qu’offre la gravure de multiplier les exemplaires d’une œuvre. Ce n’est ni gratuit ni anodin : le rejet de la reproduction dénote la volonté d’immédiateté et d’authenticité. Tout comme n’est pas gratuite l’utilisation d’encre pour tableau noir. « Elle sèche vite » précise Jean-Jacques. Je l’entends bien. Mais le tableau noir fait aussi remonter des images d’école, d’enfance, de craie, de textes précaires qui s’effacent. Autant de thèmes qui se retrouvent dans tout le travail de l’artiste.
J’évoquais la « relative facilité de reproduction que permet la gravure »… Les graveurs me pardonneront : en fait, la gravure est un travail sportif. De l’utilisation du burin jusqu’au geste précis, tendrement brusque, qui permet de soustraire la feuille de la presse, en passant par la minutie têtue des essuyages et des encrages, tout y suppose l’engagement sans réserve du corps. On dit « tirer », ou « faire un tirage » ; le mot est traitre, qui suppose de la vitesse… Graver demande du temps, des efforts, du savoir faire ; seul peut sembler rapide le moment où le rouleau passe sur le papier et lui faire boire l’encre pour révéler le travail de l’artiste sur la plaque ; mais que de préparations il demande ! Quoi qu’il en soit, Jean-Jacques évite ces gestes-là. Pour réaliser ses estampes, il en a mis d’autres au point. Si les œuvres sont différentes d’un exemplaire à l’autre, demeurent le répertoire des formes, les matières travaillées, les outils, les gestes, les postures du travail. Jean-Jacques découpe, déchire, colle, gratte, griffe, massicote, cisaille, enduit, dessine, encre, pastellise, use de white spirit, de papiers de toutes sortes, d’intissé, de polystyrène, travaille à plat, travaille au mur, appuie, tape, cogne, martelle, et, de toutes sortes de façons, frappe. Autres manières de l’engagement du corps.
Ainsi, peu à peu, le papier-support prend forme ; ici comme une fenêtre, ou le pan découpé d’un ensemble ; là comme un décor presque théâtral où viennent se coller ou se prendre des traces ; dans tous les cas, des marques de griffures, grignages, empreintes de murs, de sols, croisillons, et, comme toujours, comme dans toute l’œuvre de Jean Jacques Laurent, des figures anthropomorphes, personnages qui saluent ou se rendent, êtres sans voix, comme effarés, ombres arrachées des murs et des sols dont les silhouettes nous accompagnent depuis les temps préhistoriques, et saisies, comme piégées, sur l’espace incertain de l’œuvre, pour y faire passage et présence, esprits flottants entre rêves de l’artiste et regards du spectateur.
À regarder le ciel on voit
les grands oiseaux de l’espérance
des chiens des cygnes des aigles
des cheveux de reine des dames
des cavaliers des rois des chasseurs
des yeux des lèvres des corps
de nageurs à bout de souffle
Regarder
Chercher à comprendre
la dérive des galaxies