THIERRY RENARD
suivi de {Au cimetière de Vénissieux}
Suivi de Au cimetière de Vénissieux
« On s’éveille sans dettes
et sans doutes
mais bientôt
le jour change,
la roue tourne,
le feu se transfigure »
Pablo Neruda, Mémorial de l’Île Noire
Le temps est de plus en plus long, et il m’est de plus en plus difficile d’appréhender l’avenir.
Parfois j’ai le sentiment que nous allons mourir guéris.
Il m’est aussi de plus en plus pénible d’affronter les jours, plutôt sombres, que nous traversons.
Ma vie poétique ne se résume pas uniquement à quelques vers tirés de mon royaume imaginaire.
J’ai, depuis l’enfance, le goût prononcé du langage, de la prise de parole. C’est grâce à ce don naturel que je m’adapte à toutes les incertitudes.
Dans ma vie de ces temps plusieurs figures se partagent ma contre-culture ordinaire.
Je veux parler de Fernando Pessoa, de Guillaume Apollinaire et de l’intrus numéro un, flamboyant et constant, le dénommé Arthur Rimbaud.
Les villes où je suis passé et où, derrière moi, j’ai laissé un mince filet de sang, maintenant se réinventent – sous mes yeux, ou à distance.
Parmi ces cités aux noms gravés dans le marbre de la mémoire, il y a Montréal, Oran, Venise… Et quelques autres, jamais égarées, jamais oubliées : Bamako, Berlin, Gênes, Lisbonne, Prague et Turin.
Mon ami Philippe Bouvier vient de m’offrir le tome neuf du Manifeste incertain de Frédéric Pajak.
Ce volume, entre ombre et lumière ou, mieux, entre chien et loup, est en grande partie consacré au poète déjà mentionné, Fernando Pessoa.
J’ai toujours eu recours aux enchantements de l’enfance. J’ai toujours été partagé entre les regrets du lointain paradis antérieur et l’attente de celui qui pourrait s’établir sur la terre. Je passe très souvent de la reconstitution des rêves de l’enfance à un rêve communautaire. Parfois, quand je sors de chez moi, je m’ouvre à l’humanité en devenir.
Je voudrais passer plus de temps, et davantage encore, en montagne. Je voudrais connaître l’écart entre celui qui voit et celui qui a vu.
Est-il vrai, comme le dit mon autre ami, le comédien Yannick Laurent, que ma voix est un mélange de celle de Barry White et de celle de Serge Gainsbourg ?
Quant à mon allure ? Plutôt celle de Lino Ventura avec, en prime, l’humour et les rondeurs de Patrick Timsit. On ne se refait pas. Je suis un film à moi tout seul.
Dans mon écriture, et même si mon propos demeure le même presque depuis toujours, quelque chose a changé avec les confinements successifs et la pandémie de Coronavirus. Mes mots sont plus libres et, peut-être, plus hardis.
Malgré la trentaine de recueils publiés, malgré les nombreuses parutions en revues, ou dans des ouvrages collectifs, j’ai aujourd’hui le sentiment, voire l’intuition, que tout reste à faire.
Les idées, les souvenirs, les émotions, tout est intact. Mais il y a du pain sur la planche. Les temps nouveaux exigent d’autres formes.
Je relis presque toujours les mêmes ouvrages. Mais c’est parce qu’ils sont beaux.
Le bien et le mal ne m’intéressent pas plus que ça. Leur frontière est tellement étroite.
J’ai cessé de vouloir être un intellectuel le jour où j’ai compris que la plupart des idées n’étaient que des opinions. J’ai préféré me sentir libre.
Quand j’entends prononcer le mot ouvrier, des larmes d’emblée me viennent aux yeux. J’ai, pourtant, la nostalgie heureuse.
Échapper aux habitudes, à la routine.
Vivre, exister…
Exister vraiment.
Vivre sans aucune limite sera ma dernière volonté.
++++
« Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible… »
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Danse petite mère danse petit père
Dansez tous les deux
sur les tombes alentour
Dansez pour l’amour de vivre
pour tout ce qui ne meurt pas
pour le galet poli dans la poche
pour la voix intérieure et sourde
qui en chacun de nous murmure
Dansez pour les uns pour les autres
pour ce qu’ils nous donnent
et quelquefois nous reprennent
Danse petite mère danse petit père
Dansez aussi pour moi le bel indifférent
pour mon cœur sec et pour mes yeux noisette
Maman papa je n’ai jamais su danser vraiment
je n’ai jamais su non plus profiter pleinement
du temps perdu ni même du temps retrouvé
J’ai toujours manqué mes rendez-vous
avec le siècle encore commençant
et avec nos existences inachevées
Danse maman danse papa
Dansez tous les deux
pour les pas égarés
sur les pages de mon livre
pour les musiques de l’âme
pour la mémoire ou l’oubli
pour nos chagrins à jamais dispersés
et pour l’ensemble de nos regrets éternels
Dansez pour le ciel et la mer bleus
Dansez la gigue le mambo une tarentelle
Dansez sur les vieux os d’à côté
Danse maman Danse papa
Dansez sur moi et sur les autres
pour la beauté du geste
pour saisir la balle au bond
pour la chance d’une autre vie
Dansez respirez puis dansez
Dansez depuis votre cachette secrète
et depuis la nuit des temps
Dansez respirez et soufflez fort
Dansez pour tous les chiens crevés
Dansez pour les disparus de ce monde
pour tous les damnés de la terre
pour les parfums d’Italie de Sardaigne de Ligurie
et pour les soleils et les lumières de l’été
Papa maman dansez dansez longtemps
Dansez pour moi sur moi
et surtout mangez-moi
Mangez la peau de mes mots
qui vous sont
pour toujours
destinés