MARCEL ALOCCO
Dans ses archives, Marcel Alocco a retrouvé une série de textes. Voici la mise en ligne du premier d’entre eux, écrit en août 2004 poue un projet de Michel Gaudet et demeuré inédit.
C’était une très jeune fille, rose et d’un blond vénitien auréolé de lumière. Assise à l’envers du banc, tournant le dos aux danseurs, elle me faisait face, le regard attentif, comme interrogateur. Un visage adolescent qui semblait exprimer la tendresse, un peu de désarroi peut-être – mais toute de clarté, alors qu’une femme plus sombre était debout derrière elle, penchée les bras appuyés à ses épaules, comme pour la rassurer, ou la livrer. L’épaisseur transparente de la lumière en faisait un être de rêve, plus proche de mes fantasmes que la petite jeune fille qui dans l’atelier de peinture de Louise Charbonnier m’intéressait assez pour que je tente d’en faire le portrait. Je ne sais quand j’ai eu sous les yeux cette reproduction impressionnante. Dans mon inconscience d’explorateur débutant j’ai négligé de noter le jour où j’ai rencontré Auguste Renoir. Une autre toile présentait une jeune femme nue dont le corps reflétait comme en un prisme explosé les éclats irréels d’une chair désirable et impossible. Incertitude du destin. Celle que nous retrouverions dans la prairie, où au piano, serait-elle la même, une semblable, une autre… Danserait-elle à Bougival ou à la ville ?
Jeune garçon qui vivait à Nice dans un milieu sans culture, je n’avais jamais visité d’autre musée que celui d’Histoire Naturelle : j’aimais, le long du Paillon où en ces temps fort lointains se tenait le « marché aux puces », à flâner et feuilleter des livres anciens. Ici était la frontière rarement franchie de mon vieux quartier populaire. Sans doute incité par notre professeur de sciences naturelles, surmontant ma timidité j’avais osé pénétrer l’ombre du musée Barla, découvrant champignons de plâtre, herbiers et (mais je l’ai peut-être rêvé ?) une momie de bébé.
Je crois me souvenir que j’ai rencontré Auguste Renoir un jour de printemps tout bleu où les feuilles des platanes laissaient jouer sur le trottoir des taches de soleil, dans l’un de ces tourniquets qui présentaient des cartes postales devant une librairie proche du Lycée Félix Faure. J’ai là découvert aussi dans cette même période Paul Klee et Frantisek Kupka qui m’intriguaient beaucoup, puis des artistes abstraits, mais c’est une autre histoire. Nous étions en un temps inimaginable où il était possible d’être bachelier sans avoir jamais entendu parler de peinture, et notre Lagarde et Michard dans les années cinquante était illustré totalement (ou presque ?) en noir et blanc. J’ai ensuite succombé à partir de ces cartes postales au terrible Musée Imaginaire de la peinture moderne et contemporaine… Terrible, car il donne l’illusion de connaître ce qu’on ne saura s’approprier progressivement qu’aux contacts d’œuvres en trois dimensions, avec leurs épaisseurs de bois, de textile, de couleurs, leur format spécifique et le corps à corps dans l’espace qui les sépare de nos rétines.
Nous admirions beaucoup Madame Louise Charbonnier, une très gentille vieille dame (au moins à mes yeux d’adolescent) toujours vêtue d’un tailleur parme et coiffée d’un chapeau orné de fleurs ou de fruits. Avec Edouard Fer, ils étaient me semble-t-il en ces temps obscurs de désert culturel provincial les seuls artistes niçois vivants (hormis peut-être les Mossa conservateurs du lieu) à figurer sur les cimaises du Musée des Beaux-Arts Jules Chéret. Un mur était consacré, à l’étage, tout au bout du couloir, à ses deux aquarelles et à je ne sais plus quelles œuvres du directeur de la Villa Thiole dont une peinture murale occupe toujours le fond de la bibliothèque Dubouchage. Notre professeur nous interdisait l’usage du noir, surtout pour les ombres. J’apprenais par la pratique qu’il y a des couleurs dans la couleur. Auguste Renoir et Paul Cézanne étaient nos modèles désignés. Nous n’aurions jamais osé aventurer nos figures du côté de Picasso, ou de Matisse dont pourtant le dessin me fascinait.
Je me souviens de deux conseils que donnait Louise Charbonnier, l’un que je n’ai appliqué qu’un temps : « Une œuvre n’est pas terminée tant que vous n’avez pas mis quelques touches de mauve » ; l’autre, qui a peut-être été fondateur en désignant symboliquement la liberté de l’artiste et que j’espère avoir suivi dans mon travail : « Si vous n’y arrivez pas avec le pinceau, faites-le avec le doigt… »