RAPHAËL MONTICELLI
Que, dans les derniers travaux, la toile, une fois terminée, soit déchirée en fragments de dimensions inégales, recousus ensuite au hasard, nous oblige à reconsidérer ce que nous disions des limites, du cadrage, de l’image et de la couleur. Il faut bien constater en effet que ce n’est pas l’image qui subit la déchirure [5], ou qui est détruite [6] ; ce n’est pas la peinture qui est fragmentée [7], mais l’ensemble indissociable couleur-image, à prendre comme un positif-négatif, quoi que l’on puisse dire par ailleurs de l’image, et quoi que l’on fasse de la couleur. Il ne s’agit donc pas d’une volonté de détruire l’image ou de s’opposer à la couleur, mais bien plutôt de dépasser la construction quadripartite autour d’un centre trop nettement marqué.
Les fragments issus de la déchirure, nécessairement dans le droit fil, s’ils sont de dimensions inégales ne peuvent être que des rectangles ou des carrés ; le hasard du remontage en Patchwork est en partie corrigé par la nécessité de faire concorder les formats des pièces rapportées côte à côte. Et le dépassement de l’organisation quadripartite est, du même coup, dépassement du cadrage et des limites. L’illimité n’est plus suggéré par la brisure d’une image, le dépassement de la toile hors du châssis, ou l’étalement de la couleur ; la toile n’appelle pas l’infini. Simplement, on peut en augmenter les dimensions en la cousant à une autre. Cette mosaïque de rectangles inégaux que souligne la netteté de la couture, gros fil écru à coudre les toiles de voiles, cette apparence boudinée du lieu de la couture rendent la couleur et le brouillage secondaires ; tout comme la couleur rendait l’image secondaire ; c’est en l’oubliant que la couleur faisait l’image ; c’est en l’ignorant que la couture fait la couleur de la toile.
Remâchée morceau par morceau, la toile devient prétexte à la répétition de ce geste de couture qui semble si loin des préoccupations que la toile initiale laissait apparaître. Cela vous a un petit air à la fois travaillé et mal dégrossi qui ne laisse pas de surprendre.
La démarche de Marcel Alocco recoupe parfois les démarches à la mode ; mais, à vrai dire, elle ne leur doit pas grand chose ; le problème est de savoir si c’est par ignorance ; nous avons, au cours de notre présentation, prétendu prouver le contraire. Et il y a certainement, dans la peinture, place pour les démarches les plus diverses. La moindre des honnêtetés demande que l’on dégage les nécessités, donc l’intérêt de chacune. Si Marcel Alocco se trouve en situation de rupture par rapport à ce qui se fait, s’il passe son temps à montrer ce qu’habituellement on tente de soigneusement cacher [8], on n’en devrait être que davantage incité à étudier son travail et comprendre sa démarche.
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(5) Voir note 3.
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(6) Comme c’est le cas dans un certain nombre de « brouillages » par exemple.
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(7) On peut à ce propos comparer les récents Patchworks aux divers brouillages, découpes ou même détériorations que, depuis le début, Marcel Alocco propose ; plus particulièrement aux réalisations de 1969 (images nettement découpées laissant apparaître le châssis), 1971 (série des rubans sergés : toile tendue sur châssis régulièrement découpée ; toiles libres cousues verticalement et imposant une modification de l’image) ; ces brouillages reprenaient chaque fois des brouillages par différence chromatique.
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(8) L’attention au déchet, aux résidus du travail, aux à-côtés de la peinture est encore une constante dans letravail de Marcel Alocco qui, lors de son exposition « La peinture déborde », chez Ben, présentait une salle entière de ces résidus (caches, chiffons salis, etc.), tout ce « pris pour non-œuvre » dont parle Tremet et qui, tout en faisant penser à quelque énorme « palette de l’artiste » ne laisse pas d’insister sur ce par quoi — ou au verso de quoi — la peinture se fait. Autre négatif-positif dans le même rapport avec le pris pour œuvre que celui qu’entretiennent les images et la couleur, la toile et la couture ; autre raison du mépris des seigneurs.