MICHEL DIAZ
Ce texte est extrait de Quelque part la lumière pleut , recueil en attente de publication.
l’instant, celui qui ne laisse rien de sa fuite qu’une absence de souvenir, est la blessure ouverte sur laquelle, silencieuse et drue, tombe une neige taciturne, sur un monde qui perd ses couleurs, un paysage disparu, toutes frontières effacées, mais ouvert sur un ciel aussi sourd et muet que le sont, au-delà, ses hypnotiques galaxies d’énigmes
heures blanches comme des cercles sans commencement ni fin, elle était là, me regardant, son ultime point de repère, les mains croisées sur ses genoux, ne sachant nulle part où aller dans ce monde où tombait cette neige, silencieuse et drue, et jetant jusqu’à moi ce regard éperdu sur lequel nous tentions de passer le gué de ce pont fugitif qui nous reliait d’une rive à l’autre
entre nous, tombait cette neige, des cristaux de glace dansaient, tantôt avec cette lenteur qu’ont les étoiles mortes, et tantôt, sans qu’on sache pourquoi, avec cette vitesse solitaire des comètes qui brûlent dans nos yeux en poussière de nuit, n’y laissant que la trace, aussitôt dissipée, de leur étincelle onirique
nous étions seuls alors, l’un en face de l’autre, au milieu des flocons et de leurs tourbillons de glace, ensemble et exilés au point que seul nous demeurait l’éloignement d’un éloignement sans retour, maelstrom d’un tombeau qui ne disait rien de son nom, un bord d’abîme où, résorbés dans la lumière, nos regards se croisaient sans jamais se rejoindre, sinon dans le miroir d’une saison sans nom
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je lui avais parlé d’un banal examen de santé, une visite médicale de routine, sans urgence mais nécessaire, et pas de l’acculer dans l’impasse des non-retours
elle a mis ses chaussures de ville, enfilé son manteau pour quitter sa maison, puis j’ai ouvert la porte, l’ai refermée derrière nous, et j’ai jeté la clé qui s’est noyée au fond d’une larme salée
l’inconnu commençait pour elle au tournant de la rue, c’était trop dangereux maintenant d’être ici, le trajet est interminable, « où va-t-on ? », au-devant du commencement infini où l’oubli sans limite fera table rase de tout, « sommes-nous bientôt arrivés ? », et rien à trouver d’autre pour la rassurer que ces mots de misère, aussi lourds dans la bouche que des blocs de pierre
c’est cela, cet espace de sables mous que découvrent parfois les sournoises marées de la vie : entrer nu dans le monde, le quitter aussi nu que l’on y est entré, l’esprit débarrassé de tous oripeaux inutiles, installé dans un temps où hier ni demain ne veulent plus rien dire, avant, après, si peu de choses, où le pied cède où il se pose, où meurent les contours des choses, et où ce qu’on appelle le présent est pour moi un futur que, jamais, elle ne connaîtra, exilée dans un éternel maintenant, errant parmi son champ de ruines, au milieu d’un silence tonitruant
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les murs, là-bas, sont traversés de vitres qui laissent passer la lumière, comme fait une déchirure dans une matière affaiblie, à peine les couleurs d’un printemps sans odeur, à peine encore les images grisonnantes d’une vie lointaine qui s’insinue tant bien que mal à travers les fenêtres, tremblante flamme de chandelle dans un air pétrifié, car on les a bâtis, ces murs, en plein désert, sous un ciel sans étoiles, sans portes pour s’en évader, et sans chemin de fuite
j’ai tenté, autant que j’ai pu, de lui tenir la main en arpentant, à petits pas traînants, les couloirs blancs, interminables, où quelque chose de ce qui avait été sa longue et douloureuse histoire subsistait comme une lueur, mais je sentais sa vie s’effriter au bout de mes doigts, le silence remplir sa langue, s’installer entre elle et le monde une coupure d’électricité
je la sentais aussi, puiser parfois dans son obscurité croissante la clarté d’un regard et celle, foudroyante, d’où naissait un geste maladroit qui se voulait caresse, une pensée, une autre, comme s’écroulent les châteaux de cartes, et le temps passant là-dessus, rivière emportant tout dans un torrent sans fond
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je la regardais s’enfoncer plus loin, dans un ailleurs sans lieu ni nom, et disparaître de ce qui existe, se noyer au fond d’elle-même, et plus fébrilement, soudain, comme à l’affût on cherche du regard une porte restée entrouverte, la main crispée sur sa valise, non, non, non, je veux partir d’ici, refaite chaque jour, obsessionnellement, et sans jamais jeter les armes, s’essayant à dire des mots qui ne trouvaient plus leur issue, mais qu’elle jetait vers le noir depuis le palier de l’angoisse
je la regardais s’en aller, dans l’inconnu de ce rivage où brûlait un soleil de fortune, vers le bord d’une mer où l’attendait son frère mort, depuis longtemps déjà, et cet autre homme aussi, revenu de la guerre, qui avait été son mari, redoutant que se lève un malin vent de sable qui l’en séparerait encore, et pleurant à larmes secrètes, comme on pleure en pays d’enfance, au bord d’on ne sait quel chemin perdu, quand on ne sait plus rien, ni de son nom, ni de son âge, ni rien non plus du lieu où l’on habite, que ne subsiste plus que la conscience vacillante d’avoir, comme une faute, oublié d’oublier ce que l’on ne sait plus et qui, tombant au fond du puits de la mémoire, ne laisse que l’écho d’un appel de détresse
je la regardais s’en aller, entre solitude et néant, ignorant que bientôt je n’aurais même plus le droit de venir lui tenir la main, ni même de l’accompagner sur ce chemin où vont les ombres nues qui disparaissent dans une poussière de cendres