ALAIN FREIXE
Article paru dans la revue Europe en 1998.
Il y a des titres qui claquent comme des ampoules quand elles s’allument aux guirlandes des fêtes ! Ampoules qui éclairent par intermittence, entre deux coups de vent, les mille et un riens d’une table préparée patiemment pour honorer les amis qui ne vont plus tarder. Intrusions est de ceux-là. J’aime le rythme ternaire de ce mot, son sifflement persistant. Et j’aime surtout qu’on y entende le mot « intrus », soit le fait que nous ayons à toujours nous porter là où nous n’étions pas attendu. Que cela soit la part de ce qui nous échoit, à nous autres naît de femme et de langue, nous autres qui errons « dans l’écheveau de (nos) propres visions », bégayant, radotant, accumulant couleurs, mots, idées, souvenirs et visages des êtres, du monde et des oeuvres, cherchant en tâtonnant notre place et son sens ; tout cela sonne, dès le seuil, comme une invite à entrer.
A chacune de nos intrusions, c’est une bribe que nous ramenons. Peu de choses en vérité. Trois fois rien. Des restes. De simples miettes. De celles dont se nourrissaient les mendiants,selon l’étymologie du mot « bribe ».
Raphaël Monticelli est ce mendiant qui recueille non les morceaux d’une belle totalité qui aurait été brisée - il ne poursuit pas le rêve nostalgique de la reconstitution d’un âge d’or - mais bien des bribes, soit ce qui reste de ce qui fut et dont on doit nourrir sa vie dans l’aigu d’une tension douloureuse qui nous tient au plus près de nous-mêmes, des autres et du monde, tel que les hommes l’organisent dans l’histoire.
Il y a là une position éthique qui justifie cette esthétique des Bribes qu’invente Raphaël Monticelli. Esthétique qui imposerait non pas dans ni même contre mais à côté des genres traditionnels, où notre littérature aime à toujours se reconnaître, ce genre qui n’en est pas un. On dirait Bribes, comme on dirait roman ou poème !
Ces bouts de textes, tout l’art de Raphaël Monticelli est d’avoir su les disposer, les faire tenir ensemble afin qu’ensemble, ils se mettent à vivre, à l’image de Josué, personnage principal de ce livre qui , au fil des bribes, prend de plus en plus corps et consistance. On ne participe pas à l’explosion de la fiction, on « n’ enclenche pas les mécanismes » sans avoir mûrement, patiemment agencé les dispositifs nécessaires à la traversée. Si la structure d’ensemble semble empruntée à La chanson de Roland - il est vrai que c’est là un des textes fondateurs de notre littérature -, ces Bribes sont toutes savamment organisées. Plastiquement, elles sont réparties en spirale où les thèmes alternent. Musicalement, un même thème fait l’objet de reprises, de développements, contrepoints se répondant. Littérairement, des citations - ces restes de lectures - passent dans ses Bribes, se montrent plus ou moins clairement.
Ce livre est le livre d’une vie. Non au sens testamentaire du mot mais par référence au « beau coût » qu’il représente, à cette expérience, à ce parcours toujours risqué qu’à dû représenter son écriture. Issu de la douleur, ce livre reconduit à la douleur -Mouvement dans lequel René Char reconnaissait tout l’art - car quand on a décidé d’intervenir, on sait qu’on aura à recommencer sans cesse et que ce ne sera pas là simple et morne répétition mais accueil à ce qui va venir.
J’aime que ce titre, Intrusions, soit au pluriel. Et qu’ainsi il fasse signe non seulement vers les trois tomes à paraître mais encore vers toutes ces miettes à venir de repas inconnus.