FREIBACH HANS
Cette approche de la poésie de Philippe Jaccottet est parue dans la revue Sud, n°110/111, en 1995. Elle est signée Hans Freibach, dont l’identité demande quelques précisions.
C’est vers la fin des années 80 que Jean-Marie Barnaud et Alain Freixe dont le travail autour de la poésie et de l’écriture commence - il se poursuit toujours aujourd’hui ! - dès le début des années 70, décident de donner naissance à Hans Freibach. On entendra dans ce nom résonner leurs deux noms et l’on pourra voir couler cette « libre rivière » qui ne s’attardera jamais aux reflets de ses ponts, comme l’écrivait René Char. Jean-Marie Barnaud pourra écrire à ce sujet : « Hans Freibach » n’est pas seulement le pseudonyme auquel Jean-Marie Barnaud et Alain Freixe ont recours pour signer certains articles critiques écrits en commun, il est avant tout l’élément clef de leur mythologie personnelle à travers laquelle prend figure leur amitié.
Ne nous étonnons pas si c’est sur cette lumière inconnue que se clôt, du moins dans son espace typographique, Après beaucoup d’années. Ainsi reste-t-on face à cela seul qui importe, à cela seul qui est fidèle, même si c’est dans son retrait qu’il se tient. « Cette lumière inconnue (...) portant toujours un autre nom que celui qu’on s’apprêtait à lui donner » [16] n’est le point de butée que d’une « limite heureuse ». Après beaucoup d’années, Jaccottet sait laisser toujours vif l’attrait de « ce qui ne peut se voir », comme si c’était la lumière de la présence qui s’occultait elle-même, n’étant dès lors ni « neige », ni « bannière blanche ou bleue / ni rien qu’on puisse vraiment déployer », mais toujours autre chose qui échappera « à toute espèce de chasseur » alors même que de sa poigne, quand bien même il s’agirait d’une caresse, il exige du poète qu’il s’efforce de le traduire du silence. On ne rappellera pas ici les doutes de Jaccottet, sa prudence, effet de sa belle querelle, de son beau souci de parler d’une « voix juste ». On se contentera d’en appeler encore une fois à Simone Weil.
Et si je me risque à dire de ce livre qu’il est beau, c’est me souvenant de cette parole : « est beau, le poème qu’on compose en maintenant l’attention orientée vers l’interprétation inexprimable en tant qu’inexprimable » [17] .
Beau aussi comme un de ces cols que nous gravirions, garant de continuité, de passage, douant d’ouverture nos montagnes - ce col fût-il infranchissable - sur cette lumière qui s’élève depuis l’autre versant, remonte les pentes inconnues et dont les premiers souffles, en passant, nous rafraîchissent et affermissent nos pas de marcheurs voûtés par trop de doutes, comme le dit souvent Jaccottet.
Beau, enfin, comme un chant quand il n’est rien d’autre « qu’une sorte de regard » [18] , chant qui fait passer cette joie antérieure au poème, « d’un autre ordre que littéraire, Dieu merci ! », s’exclame Jaccottet, dont cela « qui ne peut se voir » reste la source toujours vive et que fait affleurer la baguette de coudrier de nos étonnements.
Les « beaux chemins » de Philippe Jaccottet sont des chemins de vie. S’ils ne consolent pas, s’ils ne guérissent rien de nos malheurs, ni de ceux, effroyables, de ce monde, au moins mènent-ils « un pas / au-delà des dernières larmes ».
Ils aident à vivre parce qu’ils se tiennent toujours sur le versant « où la proue fend l’eau », et qui, pour n’être pas le présent de l’émerveillement - cet insu qui appartient en propre à Jaccottet - est, avec un minimun de perte, ce que le passeur a su amener jusqu’à nos rives. Avec lui, nous nous sentons à nouveau vivants, et comme assurés de nous-mêmes et du monde. Un peu moins lourds, un peu moins sérieux, un peu plus légers. En dépit de tout ce froid...
[16] A travers un verger, Gallimard, 1984
[17] La pesanteur et la grâce, 10-18, 1962
[18] Airs, Gallimard, 1967